Chapitre 59

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— C'est une mission de premier ordre, souligna-t-il de sa voix tranchante. Aucun échec ne saurait être toléré.

Son interlocutrice opina du chef avec rigidité, comme elle était habituée à le faire ; pour autant, une lueur de surprise semblait briller au fin fond de ses pupilles. Sidoni, la commandante de la Première Brigade Royale, songea sans vraiment y penser que son second, Salomon, risquait de ne pas trouver cette directive très à son goût... mais qu'y pouvait-elle ? En faisant son entrée au sein des Brigades, elle avait choisi d'anesthésier son libre-arbitre. Il n'était pas question pour elle de remettre en question les ordres, de douter de leur bien-fondé, ou même de chercher une alternative, une autre voie qui serait susceptible de les satisfaire, elle et ses subordonnés, tout en évitant précieusement de froisser les dirigeants. Elle savait, par ailleurs, que son second lui vouait une adoration bien suffisante pour qu'il embrasse la même philosophie.

D'une légère courbette, elle fit volte-face et quitta enfin du regard la silhouette de l'Oracle. Ce dernier l'avait surprise, en faisant appel à elle sans que rien ne le laisse présager ; et elle avait été encore davantage désarçonnée lorsqu'elle l'avait enfin rencontré. Il n'était plus le même homme.

Littéralement.

Dans son trône, le trentenaire au teint clair qui avait pris la place du vieillard rieur présentait des traits plus durs, plus burinés, plus intransigeants. Il n'était pas aussi mesquin, pas aussi rusé... mais tout aussi déterminé que son prédécesseur, à n'en pas douter. Comment aurait-il pu en être autrement ? Ils partageaient plus que leur simple titre. Bien plus. Et il était grand temps de le rappeler à tous ceux qui en doutaient encore.

Il se redressa alors que Sidoni quittait la pièce dans un silence plombant ; puis il laissa un léger soupir l'ébranler, rappel cuisant que les tâches qui l'attendaient paraissaient, à première vue, absolument insurmontables. Tant pis : ce moment de vérité, le Royaume de Balhaan l'attendait depuis longtemps...

***

— Quelle plaie...

— Cesse de te lamenter, Qorgyll. Cela ne nous avance à rien.

— Il fait froid, là-haut...

— Personne ne l'ignore.

Le premier, la voix traînante, s'affairait à harnacher sa monture pendant que la seconde, cinglante, le regardait faire bras croisés. Elle le savait : si elle tournait le dos, ne fut-ce qu'une seconde durant, il trouverait le moyen de se carapater dans l'optique d'aller buller au soleil, loin des responsabilités qui les restreignaient quotidiennement depuis de désormais nombreuses années. C'était comme s'il avait choisi d'embrasser la condition de membre des Brigades Royales sans chercher à se renseigner au préalable sur les contraintes qu'une telle vie imposait. Comme s'il avait fait ça par défaut...

— C'est loin, en plus...

— Bien sûr, mais je ne vois pas en quoi ça devrait rendre ta morosité plus légitime. Nous pouvons intervenir partout à Balhaan, ça n'est pas nouveau.

— T'as vraiment envie qu'on y aille, Kalina ?

— Envie ? Mais de quoi est-ce que tu parles, au juste ? C'est un ordre de Sidoni, donc on le suit, point à la ligne ! le morigéna-t-elle vertement.

Il laissa s'échapper de sa gorge une espèce de hoquet d'insatisfaction, mais ne verbalisa pas son mécontentement. Sans doute n'osa-t-il pas. De manière générale, Qorgyll était célèbre pour sa fascinante propension à fuir tout ce qui avait tendance à l'ennuyer ; et rien ne l'ennuyait davantage que l'adversité. Ce qui était, une fois encore, plus que cocasse pour un membre d'un corps d'armée logiquement amené à verser dans la confrontation régulièrement. D'aussi loin qu'elle s'en souvenait, Kalina ne l'avait jamais vu plus optimiste, plus enthousiaste. Même enfant, il était de cette nature indolente, lymphatique... Elle avait bien cru, les premiers temps de leur cohabitation avec le prédécesseur de Sidoni, qu'il allait finir par être renvoyé. Ou pire.

Le Royaume de BalhaanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant