Chapitre 39

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— Lida ! C'est donc là qu't'étais passée ? Y t'cherchent partout !

La grosse voix de Merogor se répercuta sur les pavés du port de Corgenna, supplantant momentanément les cris des marins qui s'inscrivaient dans le lointain, au faîte des efforts qu'ils livraient pour concrétiser leur laborieuse approche. Le vent battait fort les quais et les quelques embarcations apontées, ce jour-ci ; et la chevelure brune de l'adolescente claquait comme un oriflamme tandis qu'elle resserrait encore un peu ses genoux contre son torse. Perchée qu'elle était sur un tonneau probablement rempli de vivres ou d'alcool, elle disposait d'une vue imprenable sur l'océan et ses embruns. Le retraité s'approcha d'elle, quelque peu circonspect ; bien incapable d'être discret, il ne se soucia guère de ce qu'elle pourrait penser de son approche bruyante, et tâcha plutôt de lorgner son faciès avec attention.

Elle avait pleuré. Peu, sans l'ombre d'un doute ; de toute manière, Lida n'avait jamais été fameuse, à l'Orphelinat, pour sa propension à se livrer à des excès de sentimentalisme. Mais elle avait pleuré, comme en témoignaient ses joues encore humides, ses yeux rougis, son air revêche. Lové sur ses épaules, Misty, la minuscule dragonne qui lui servait de Cydylaïn, accueillit Merogor paisiblement pendant que sa partenaire se prostrait dans un mutisme boudeur. Sans doute aurait-elle apprécié que le vieux chevalier s'en retourne à son quotidien en constatant qu'elle allait bien ; mais il était tout à la fois trop maladroit et trop empathique pour consentir à une telle passivité. Au contraire, il se planta à ses côtés, posa une main paternelle sur l'épaule que Misty n'occupait pas et jeta à son tour ses yeux vers l'horizon, appréciant à leur juste valeur les efforts que les marins, fourmis affairées sur une coquille de noix, livraient dans une débauche de solidarité manifeste.

— Faut pas fuguer, p'tite. Tout l'monde s'inquiète. Y s'demandent où qu't'es passée.

— Pas tout le monde, rectifia du tac-au-tac la voix brisée de l'atrabilaire gamine.

— Comment ça, pas tout l'monde ? Maître Hector a r'tourné tout l'Orphelinat pendant qu'Maître Marty f'sait l'tour des commerces...

— Non, pas eux.

Perplexe, il rabattit son regard sur le visage rancunier de Lida ; celle-ci sembla être suffisamment en confiance pour livrer sans plus attendre l'identité de celui qui s'était rendu coupable de son isolement.

— C'est Nakata, maugréa-t-elle avec une pointe de ressentiments.

— Nakata ? Et qu'est-ce qu'il a, çui-là ?

— Il a dit qu'il voulait rentrer dans les Brigades. Et que du coup, il fallait qu'on arrête de se voir. Qu'on n'aurait pas le droit d'être en couple une fois qu'il aurait été enrôlé... Et il a aussi dit que c'était qu'une amourette, qu'il fallait qu'elle cesse avant de prendre de l'importance.

—... Ah, ne trouva qu'à répliquer Merogor.

Si ces révélations n'étaient pas loin de le laisser aphone, c'était tout à la fois parce qu'il comprenait la peine de Lida et qu'il savait que personne n'y pouvait rien. Certes, Nakata n'avait manifestement pas fait montre d'un grand tact en annonçant à Lida qu'il ne donnerait aucune suite à leur relation naissante ; mais c'était là une erreur toute pardonnable pour un gamin d'à peine quatorze ans, que le prestige des Brigades et la perspective d'un avenir glorieux devaient rendre frivole. D'un autre côté, Merogor avait passé l'âge de s'émouvoir excessivement pour des batifolages juvéniles et sans lendemain, dans la mesure où son grade d'ancien commandant l'avait nécessairement poussé à voir un certain nombre de ses collègues enterrer leurs sentiments sous des montagnes de contraintes et de responsabilités. Avec plus ou moins de succès, certes ; un certain nombre d'entre eux avaient fini par craquer, tôt ou tard, mais il allait sans dire qu'il décelait dans la décision brutale de l'orphelin blondinet une forme de sagesse à laquelle beaucoup d'adultes auraient pu aspirer...

Le Royaume de BalhaanWhere stories live. Discover now