Chapitre 3

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3.

As the leaves falls

Il y a un avant et un après. Il y a un moment où la vie change du tout au tout sans même qu'on ne s'y attende. Sans qu'on y soit prêt. Lorsque j'ai reçu le message de Natacha, l'amie de ma mère, j'ai tout de suite compris que quelque chose n'allait pas.

Les mains tremblantes, les yeux dévastés de larmes par la nouvelle, j'essaye de ravaler mes sanglots et me dirige vers ma salle de cours. Il est presque huit heures du matin et j'aimerais qu'on m'oublie. Je suis même certaine que j'aurais pu m'accorder une journée de repos pour l'occasion, mais je préfère me rendre en cours. Je n'ai pas envie d'être seule avec mon chagrin. Ah, qu'est-ce que je raconte ?...

Je dégaine mon calepin. Celui dans lequel je note toutes mes interrogations, ainsi que toutes les observations de ma vie.

« À la fac, on est seuls. Il n'y a pas de vrais amis. On les oublie aussitôt qu'on n'est plus dans le même cours. Pourquoi s'attache-t-on à dire aux gens qu'on gardera le contact alors que ce n'est jamais vrai ? »

Bouclier imparable contre l'absurdité de la vie, ce calepin est pour moi un trésor de petits secrets que je prendrai le temps d'approfondir un jour.

Je ne suis d'humeur à rien. Je m'y attendais, d'une certaine manière. Ça me pendait au nez depuis un moment, mais ça y est, je suis définitivement seule. Ma mère vient juste de mourir et elle était tout ce qu'il me restait. Je crois que je n'ai pas vu mon père depuis plus de dix ans, ce qui correspond à un peu moins de la moitié de ma vie — ce qui est déjà énorme.

Je serre un peu plus mon calepin contre moi, puis presse le pas sur le pavé jusqu'à rejoindre la salle de cours. Aussitôt que j'ai poussé la porte, je suis interceptée par Anny, Vicky et Andy. Le trio infernal. Les trois cavalières de l'apocalypse de ma promotion, mais aussi du campus. Ces trois pestes, aussi belles que méchantes, font la pluie et le beau temps à Highlight.

— Où tu vas comme ça, mocheté ?

Andy frappe la première. Ce qui est amusant et terrifiant à la fois, c'est qu'elles ont un côté Charlie et ses drôles de dames. Avec leurs vêtements courts, ras du corps, leurs formes avantageuses et leurs couleurs de cheveux : blonds, bruns et roux, elles ont vraiment des allures de divas.

— C'est quoi, ça ? demande Vicky en m'arrachant mon calepin des mains.

— Hé ! Non... S'il te plaît, je... Je préférerais que tu me le rendes...

Elle ouvre une page au hasard, puis se racle la gorge :

« Le beauty privilège est un fait établi : les beaux ont plus d'avantages que les moches. Pourquoi avoir une bonne tête devrait faire de moi une personne plus compétente dans mon domaine ? »

Toutes les trois rient de bon coeur. Devant toute la promotion, évidemment. Sinon, l'effet de harcèlement n'est pas suffisamment puissant, je suppose. Je crois que si elles se contentaient de me malmener en privé, je ne serais pas si malheureuse que ça. D'une certaine façon, j'aurais l'impression d'avoir des amies un peu rudes qui s'amusent à me charrier. Mais à chaque fois, c'est public. Ces humiliations sont récurrentes. Terribles. Et plus le temps passe, plus elles sont répétées. Elles ont décidé de m'en mettre plein la gueule et il n'y a rien que je puisse faire pour changer ça, puisque personne ne prend ma défense. Jamais. Pas même Cole. En général, il est assis au fond de la salle et il se fiche pas mal de ce qui est en train de m'arriver. Pour moi, c'est mon petit copain mais pour lui, je suis juste la fille qu'il baise de temps à autres quand il a besoin de se dégorger.

— T'es tellement bizarre... Pourquoi t'es bizarre ? m'interroge Anny. Tu ne peux pas être normale ?

Douce ironie. C'est tellement bizarre de demander à quelqu'un pourquoi il est bizarre. Et elle ne s'en rend même pas compte.

Et puis, ces quelques mots franchissent le seuil de ma bouche, comme un ultime rempart pour m'attirer leur sympathie :

— Ma mère vient de mourir.

Je lance un regard en direction de Cole, dans l'espoir de trouver du réconfort. Rien. Seulement l'indifférence la plus totale et tout à coup, j'aimerais récupérer le calepin des mains de Vicky pour y inscrire mes nouvelles pensées : « Pourquoi le monde est-il si cruel ? Comment peut-on s'en prendre à d'autres personnes, juste comme ça, pour le plaisir ? Sans la moindre bonne raison. »

Une fulgurance qui m'avait déjà traversée auparavant, mais qui me revient en pleine face comme une évidence.

— Ma mère est morte quand j'avais huit ans, m'annonce Vicky, et je n'en fais pas tout une histoire.

Une voix rauque retentit de derrière le trio infernal.

— Rendez-lui son carnet.

Je ne connais pas le nom de ce type. Il reste toujours en retrait, au fond de la salle, à prendre des notes incompréhensibles que seul lui peut déchiffrer. J'ai déjà essayé de récupérer les cours sur lui, un jour où j'avais été absente, et j'aurais été tout aussi avancée de me mettre à apprendre à lire les hiéroglyphes. Il s'appelle Percy. Percy Aiming. Toujours silencieux, jamais un mot plus haut que l'autre lorsqu'il décide de prendre la parole... Et un style aussi raffiné que vieillot.

Percy a toujours les yeux fatigués. Son regard est froid, comme s'il ne ressentait pas la moindre émotion. Il porte toujours un long manteau qu'on trouvait dans les années quarante, accompagné de gants de cuir. Le plus souvent, en-dessous, il est habillé d'une chemise rentrée dans un pantalon cintré aux coutures droites comme des I. Enfin, il n'est pas du tout à la mode des baskets comme tout le monde. Lui semble largement préféré les chaussures montantes ou parfois, les souliers de cuir brillants qu'on enfile lors des événements importants. Malgré une coupe de cheveux relativement moderne, avec ses mèches blondes qui lui retombent devant les yeux, Percy semble venu d'un autre temps.

Personne ne sait vraiment qui il est, ce qu'il fait ou ce qu'il pense. Au sein de la classe, il est comme un extraterrestre. Un peu comme moi, finalement : sauf que j'ai beaucoup moins de style que lui et que je n'ai pas le moindre charisme pour en imposer.

— On ne faisait que rigoler, rétorque Vicky en claquant mon carnet contre mon buste. On l'aime bien, notre Bianca. Elle est marrante parce qu'elle est un peu bizarre, pas vrai ?

Je souris bêtement en hochant la tête.

Sans un mot de plus, Percy se rend à sa place et déballe ses affaires. Ça y est, le professeur arrive et moi, je m'installe en essayant de retenir mes larmes. C'est sûr, je n'étais pas franchement proche de ma mère. C'était même plutôt l'inverse. Mais... C'est quand même un choc. Comme si je venais de perdre une partie de moi-même que j'avais déjà enterré il y a longtemps. Enfin, que je croyais avoir enterré. L'effet de la nouvelle m'a donné un électrochoc. J'ai eu le sentiment, tout à coup, que ces sentiments contradictoires s'étaient rallumés pour s'éteindre de nouveau dans une douleur vive. Tout le positif, tous les bons moments que j'ai passé avec ma mère me sont revenus en tête en un éclair, puis ils ont disparu dans la pénombre, emportant à chaque fois un petit bout de moi avec eux.

Chaque seconde qui passe, je me retiens de fondre en larmes. La seule chose qui me donne du courage est le message que j'ai reçu de la part de Camilla. J'étais tellement heureuse, hier soir, quand je l'ai vu. Je crois que j'aurais pu pleurer de bonheur.

[[Salut, merci pour ton message. Ça me touche beaucoup. Garde le sourire et merci pour la force que tu donnes !]]

Je savais qu'elle était authentique. Vraie. Et bizarrement, que ce soit elle qui me demande de garder le sourire me permet de ne pas complètement sombrer. Parce que je sais que quand quelqu'un meurt, ce n'est que le début des ennuis. 

Twins CampusWhere stories live. Discover now