7. Au taquet

40 7 62
                                    

Il lui restait encore quelques heures avant de devoir rallier la morgue, aussi  Laura se rendit-elle au funérarium Santander, lequel servait de couverture aux installations mortuaires de la Société. On y ramenait les agents tombés dans l'exercice de leurs fonctions, pour une ultime autopsie et le maquillage de leurs blessures en quelque chose de plus acceptable pour leur famille souvent profane, mais aussi le corps des individus d'intérêt, comme ce professeur d'entomologie.

Le nom était familier — Tillman — parce qu'il figurait sur certains des articles qu'avait lus Ryan pour sa thèse. Peut-être l'assistant serait-il une bonne source pour en savoir davantage sur le bonhomme. Et il y avait Helen, aussi, bien sûr, même si elle ne devait pas penser qu'un suicide, une crise cardiaque et un meurtre sanglant soient reliés d'une quelconque manière.

Laura salua Bob Santander, le gérant officiel des lieux, puis, dans les sous-sols, les responsables de l'unité mortuaire. Paire disparate, ils se chargeaient du travail, de la découpe à la confection, et Laura savait que le premier, un petit homme rondouillard du nom de Sacha Kyel, avait officié pendant l'autopsie de son père. 

Kyel n'était pas le légiste principal, seulement son assistant, et elle ignorait ce qu'il avait pu observer et comprendre de la procédure. Elle ne l'avait jamais interrogé – une telle démarche était impensable – et elle n'était d'ailleurs pas censée savoir qui avait signé le rapport. Un jour ou l'autre, pourtant, elle finirait par affronter ce mystère, localiser les documents, les lire, les décortiquer dans leurs moindres détails, interroger les témoins, les suspects, parce qu'elle restait intimement persuadée que son père ne s'était pas suicidé. Thomas avait été assassiné par la Société, pour une raison sinistre, liée à quelque chose qu'il avait découvert en autopsiant quelqu'un, un jour, vingt ans plus tôt, et qu'il aurait dû taire.

Face aux techniciens, elle réalisa que son silence était étrange, et que son hostilité, si bien contenue, réprimée, sublimée en loyauté inébranlable, risquait d'affleurer à la surface. Evidemment, avec le temps et les années, elle avait cessé de voir la Société comme l'ennemi, ou le monstre à abattre. Elle comprenait qu'il y avait des gens bien, des gens plus dangereux, de l'honnêteté et de la tricherie, des mensonges nécessaires, des secrets à garder. Mais elle irait quand même au bout des choses. Pas pour demander des comptes, à des gens probablement morts de longue date, mais pour comprendre. Savoir. Pardonner Thomas de l'avoir abandonnée alors qu'elle n'avait que quinze ans.

Pas aujourd'hui.

Tillman avait l'air en forme pour ses soixante-deux ans, petit, mince, des cuisses de cycliste, et la poursuite de l'examen lui confirma qu'elle avait affaire à un adepte régulier du vélo. Elle fit sauter les sutures de sa cicatrice thoracique en redoutant déjà ce qu'elle retrouverait à l'intérieur. Le pathologiste hospitalier qui l'avait ouvert à Saint John n'avait aucune raison de penser qu'on procéderait à un second examen, et il risquait d'avoir fourré tous les organes dans la cavité sans trop s'en inquiéter. C'était le cas, mais moins dramatique que prévu. 

Laura chercha le cœur, l'organe cible, et l'examina soigneusement. Il y avait eu tamponnade avec déchirure de la paroi du ventricule gauche, un épanchement de sang conséquent dans la poitrine, peu de chances d'en réchapper. En fait, ils n'avaient même pas eu le temps de tenter l'opération et le choix de l'hôpital plutôt que de la morgue avait dû se jouer à quelques secondes. Les marques violacées, en rayures, sur l'organe, étaient cependant atypiques. 

Elle le fit tourner entre ses gants, l'observant sous différents angles de la lumière. Puis elle secoua la tête, s'amusant de sa propre stupidité. C'étaient les marques des doigts du pathologiste de Saint John. Il avait dû craindre de le laisser glisser et le serrer un peu trop fort, imprimant sa marque dans le muscle éprouvé. Elle le déposa sur la balance et examina le reste, poumons, viscères, à la recherche d'autre chose. 

Sain d'Esprit (Laura Woodward - tome 2)Where stories live. Discover now