22. Le chacal

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L'Ogre Pansu était une petite taverne branchée, située dans une ruelle centrale, et fréquentée par des jeunes en costume cravate qui, Laura le supposait, travaillaient dans les innombrables start-ups qui avaient colonisé le quartier. Allan n'y semblait pas moins à son aise que dans le cimetière ou à la morgue, et le bruit ambiant – musique et bavardages – leur garantissait une intimité paradoxale. 

En s'asseyant, Laura réalisa qu'elle avait redouté cet instant depuis des mois, qu'en prenant place, face à lui, elle s'exposait à tout ce qu'elle avait voulu refouler, qu'elle avait rouvert une porte qu'elle maintenait péniblement close, qu'elle invitait l'indicible chez elle, sans protection, et Allan, en face d'elle, avec son sourire tranquille, son flegme, la bouleversait sans même s'en apercevoir. Elle faillit le maudire à voix haute.

Un serveur interrompit son instant d'hébétude pour prendre leur commande, puis ils se retrouvèrent à nouveau en tête à tête.

— J'ai vu un fantôme, lâcha-t-elle, un peu stupidement, pour se prémunir du reste.

Allan parut interdit.

— Un fantôme ?

— Je crois que c'était un fantôme, se corrigea-t-elle.

Il grimaça.

— A l'université ?

— Non.

Sa réponse confirmait ce qu'elle craignait, qu'il y avait du paranormal à Fernbridge. Mais ce n'était pas le sujet immédiat.

— Dans un autre cadre... Une entité... blanche et bleue et transparente...

Allan poussa un bref soupir puis se tut, le temps qu'on leur dépose leurs boissons.

— Je craignais que cela se produise, annonça-t-il alors. Après ce qui s'est passé en hiver... C'était une possibilité.

— Quelle possibilité ?

— Je ne sais pas exactement. Une certaine affinité avec la mort, je dirais. Cela te rend sensible à ce genre de manifestations.

Laura ouvrit des yeux ronds.

— Je les attire ?

— Non. Mais tu es capable de percevoir ce que d'autres ne peuvent pas. Comme si tu pouvais faire sens de ce que les gens ordinaires... subodorent. Un courant d'air, un changement de température, un éclat de lumière en périphérie du champ visuel... La plupart des gens n'y voient rien de plus. Certains, rares, vont au-delà. Et vu ce qui s'est produit... Il n'est pas étonnant que tu en sois désormais capable.

Elle nicha son visage dans ses paumes une seconde. Si ce qu'il disait était vrai, c'était une chance qu'elle n'ait vu que Jonathan. Elle aurait pu lui demander ce qui s'était produit, au juste, mais elle ne voulait pas le savoir.

— Et je suis censée faire quoi, quand ça arrive ?

— Surtout, rien. Il ne faut pas entrer en contact avec ces manifestations. Elles sont de passage, leur présence est éphémère... et les vivants n'ont rien à faire avec elles. Rien. Les ignorer.

Il parut suspicieux.

— Elle t'a parlé, cette apparition ?

— Non, répondit-elle, par réflexe. Comme je te l'ai dit, je n'étais pas tout à fait sûre.

Il acquiesça, manifestement rassuré. Laura pinça les lèvres. Elle n'était pas sûre de savoir pourquoi elle lui avait menti, une intuition.

— Mais... qu'est-ce que... c'est... exactement ?

Sain d'Esprit (Laura Woodward - tome 2)Where stories live. Discover now