2. De la promiscuité

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En fin de journée, Laura avait autopsié deux des victimes du drame familial (le fils aîné a pété un câble, lui avait expliqué Don entre deux portes) et son professeur d'université. Le vieil expert de la psychologie des foules avait eu le crâne fracassé par son propre clavier d'ordinateur, il n'y avait pas signe d'une autre arme, mais Laura était troublée par ses propres observations — il avait fallu une force colossale pour arriver à un tel résultat — si bien qu'elle n'avait pas validé son rapport. Elle avait l'intention de se repencher sur la question le lendemain, si la nuit n'apportait pas trop de cadavres, ce qui n'était jamais prévisible.

Elle avait aussi écouté le message de Julien Sorvet, puis pris rendez-vous avec la fixeuse de la Société, pour le soir-même. Certaines choses ne pouvaient pas attendre et celle-là en était une, complexe et désagréable, mais urgente.

Vu l'heure, elle prit une douche dans les installations de la morgue, parfumées à la lavande de synthèse ce mois-là, remit des vêtements civils dans un état acceptable, et alla dîner dans un petit restaurant du quartier. Elle s'installa dans le fond, ouvrit son ordinateur portable sur un coin de table en attendant d'être servie, picora dans son assiette distraitement en attendant l'heure fatidique. 

Retourner à New Tren n'était pas une perspective agréable, mais elle savait que quoi que dise Kathleen Fern, elle ne pourrait pas y couper. Elle avait beau être un agent de la Société, avec certaines protections obscures, elle était impliquée dans une enquête pour disparition, peut-être pour meurtre, et son statut ne lui garantissait pas d'immunité complète. Pire, elle attirait les soupçons : les policiers imaginaient toujours les agents sans morale, prêts à éliminer les gêneurs, en toute impunité. C'était une fausse représentation, véhiculée par les romans et les séries télévisées, mais elle était tenace. Il y avait, oui, des débordements – c'était pour ça que les gens comme Kathleen Fern existaient – mais ils étaient rarissimes. Laura se souvenait d'avoir tué deux hommes, dans cette villa maudite, mais comme tout avait brûlé, personne ne lui avait demandé de comptes. Et ce n'était même pas l'objet de la convocation.

Elles avaient rendez-vous dans les locaux de la Société. C'était le seul endroit possible pour discuter tranquillement de ce qui les occupait. Pas dans le département de Laura, cependant, mais dans celui de la communication, à un autre endroit de la ville, sous une autre couverture. Assurances, agence immobilière, notaire, n'importe quoi. Laura gara sa voiture dans le parking souterrain puis monta au sixième. Ce n'était pas la première fois qu'elle venait, pas la première fois non plus qu'elle avait affaire à Kathleen. Bien qu'il soit passé 21 heures, il y avait encore de l'animation dans les couloirs et les bureaux, signe que certaines branches de la Société ne dormaient jamais. Laura s'adonna à une petite comédie obligatoire à la réception, histoire de prouver qu'elle était bien attendue, puis fut guidée jusqu'à Kathleen.

C'était une femme dans la quarantaine, grande et énergique, avec une petite tendance à l'embonpoint. Elle boitait aussi légèrement de la jambe droite et les rumeurs disaient qu'avant d'intégrer le service communication, elle avait été agente de terrain. Sa carrière avait pris un tour imprévu suite à une blessure de guerre, le récit classique, de la rue à la chaise ergonomique. Mais Laura se doutait qu'il était peu prudent de prêter foi aux racontars quand il s'agissait d'une personne dont l'essence de la fonction était de manipuler les faits et de réorganiser la vérité pour qu'elle colle au discours nécessaire. Laura aurait eu besoin de ses compétences pour gérer son rapport New Tren. On les lui imposait à présent, mais elle ne pouvait pas être franche avec Kathleen. Celle-ci allait devoir transformer des mensonges en d'autres mensonges... Le bonheur.

— Thé ? Café ?

— Non merci. J'ai l'intention d'aller me coucher dans pas trop longtemps.

Kathleen eut un sourire en coin.

Sain d'Esprit (Laura Woodward - tome 2)Tahanan ng mga kuwento. Tumuklas ngayon