12. Garder le cap (1/2)

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Laura retourna chercher sa voiture en fin de journée, après avoir rattrapé le retard d'autopsies que son congé improvisé avait causé. Elle se présenta à l'entrée de Butterfly, la tête bourdonnante, pour aller récupérer les dossiers abandonnés la veille. Mais une fois en possession de la caisse du rez de chaussée, elle se dégonfla et renonça à monter au troisième.

Encore secouée, elle ne se sentait pas capable d'affronter une seconde fois le fantôme. Ou peut-être d'affronter son absence s'il ne se montrait pas. Difficile à dire. Analyser ce qu'elle ressentait tenait de l'impossible. Il ne s'agissait cette fois pas d'une terreur existentielle. Elle avait déjà donné six mois plus tôt.

En regagnant son hybride, qui avait patiemment passé la nuit sous les arbres, Laura songea qu'elle aurait dû appeler Ubis. C'était un Dieu des Morts : il pourrait l'écouter, comprendre et la guider. Mais elle ne voulait plus jamais avoir affaire à lui. Ouvrir cette porte, lui offrir cet ascendant, c'était exactement ce qu'il voulait. Un dieu, une adoratrice. Il pouvait danser sur sa tête.

Elle démarra, remarquant tardivement le PV qui ornait son pare-brise, et partit vers l'est et la campagne. 

Depuis l'aube des temps, les êtres humains avaient géré, seuls, la présence du surnaturel autour d'eux. Une part d'elle-même refusait toujours de l'admettre, mais c'était la vérité. S'il y avait un fantôme à Butterfly, elle s'en occuperait comme une grande, rapidement, et sans l'intervention d'un Égyptien arrogant.

Il lui restait par ailleurs un cours à donner le lendemain et une affaire à gérer pour la Société, à laquelle elle s'était trop peu intéressée jusque-là. Elle se mit donc au travail, l'échappatoire dont elle usait depuis toujours face aux cahots de l'existence.

Malgré ses bonnes résolutions, la concentration demeura volatile. Elle ne parvenait pas à rester sur sa présentation, à répéter ses phrases, à préparer les éventuelles questions : le fantôme s'imposait dans son esprit, intangible et en même temps incroyablement réel. Pouvait-elle avoir eu, vraiment, un moment de faiblesse, une hallucination provoquée par la fatigue ? Elle n'était pas si épuisée, en réalité, elle avait bien dormi l'avant-veille, malgré le cours à donner, et la semaine précédente avait été tranquille. Au cours de sa carrière, elle avait été maintes fois au bout de ses réserves, lors de missions compliquées, filatures et nuits de planque, sans compter les coups de feu à la morgue, et jamais elle n'avait eu ce type de symptômes. Elle prenait de l'âge bien sûr, mais... il y avait eu un fantôme – un vrai fantôme – elle le savait. 

Elle aurait dû interroger Gareth Conway sur ce que les gens de l'asile lui avaient raconté, même s'il aurait sans doute brandi le secret médical. Elle ne travaillait pas sur le même dossier, et tout intérêt déplacé pour Butterfly risquait de remonter en haut lieu. Mais elle était persuadée que certains des malades qui s'étaient suicidés ou qui étaient morts sans cause décelable avaient vu un fantôme. Ils en avaient sans doute parlé entre eux, et peut-être aux thérapeutes. Il devait y avoir des traces dans les dossiers. 

Elle alla jusqu'à la caisse qu'elle avait rapportée, l'ouvrit, et en sortit les cas du troisième étage, puis se morigéna et revint devant son ordinateur. Elle relut trois diapositives de plus, sur les blessures pénétrantes et la noyade, puis son esprit dériva à nouveau. Elle décida de se chercher une motivation en regardant s'il y avait eu un nouveau meurtre de professeur d'université, un signe que leur massacreur potentiel de sommités était repassé à l'acte, mais rien. Fernbridge était tranquille. 

Elle marcha en ronds dans le salon, sous l'œil du chat, d'abord agacé puis ennuyé, et qui finit par sortir à la recherche d'un coin moins agité.

Résignée, elle éteignit l'ordinateur portable. Elle connaissait sa matière, par cœur, de longue date. Même sans relire ses notes, elle saurait improviser. 

Si elle arrivait à dormir. 

La fièvre de la veille avait été une bénédiction, l'envoyant dans les limbes sans qu'elle ait à lutter, mais elle avait désormais l'esprit clair, comme survitaminé. Il fut vingt heures, puis vingt-deux, puis minuit. Elle alluma la télévision sans fixer son attention sur rien. Elle avait envie de faire des recherches sur les fantômes sur internet et c'est finalement ce qu'elle fit vers une heure du matin, assise dans son lit, abreuvée de lumière bleue. 

On trouvait évidemment tout et n'importe quoi dans le fouillis de la toile, des exorcistes et des folkloristes, des forums où s'exprimaient des analphabètes et des allumés, des wikis hyper documentés qui renvoyaient en fait à des univers de fiction, des vidéos youtube avec des trucages enfantins, des tweets par milliers. Trier là-dedans ce qui était vrai, ce qui était faux, était un boulot qu'on laissait aux érudits et aux algorithmes. Laura n'était ni l'un ni l'autre et manquait cruellement de temps.

De surcroît, elle n'avait pas envie de laisser sa trace en ce genre d'endroits, attirant l'attention sur sa personne, sa situation ou même le fantôme dont il était question. Mais de manière générale, se dégageait l'idée qu'il n'était pas impossible de parler avec l'apparition, si elle n'était pas hostile, et jusqu'à ce contact insupportable, qui l'avait envoyée dans le gouffre, Jonathan avait paru plutôt bien disposé à son égard. Il faudrait juste qu'elle garde ses distances. Elle ne savait pas s'il apparaissait à toute heure, mais elle décida d'y retourner le lendemain soir, à peu près au même moment que la veille. Elle devrait se farcir l'inquiétude d'Hornet, mais c'était peu de choses, et elle avait toujours l'excuse des dossiers abandonnés.

Malheureusement, cette prise de décisions ne l'aida pas à s'endormir. Elle avait le corps épuisé mais l'esprit en plein éveil, comme fébrile. Il ne parvenait cependant à se poser sur rien. Enthousiasme. Désespoir. Terreur. Fatigue. Le retour. La morgue. Allan. Jonathan. Gareth Conway. Aaron. Sam. Michaël. Helen Melville. La Société, la morgue encore, ces fichus étudiants à la noix. En boucle, en zigzag, chaque fois qu'elle retombait sur le réveil, elle voyait qu'une demi-heure supplémentaire s'était écoulée et qu'elle n'avait pas dormi. Elle songea à prendre un somnifère mais il était trop tard, et ceux qu'elle avait étaient sans doute périmés, de toute façon. Elle songea à ces remèdes aux plantes qu'adorait Suzy, l'assistante de Don et Rupert, mais qui ne marchaient sans doute que grâce à l'effet placebo.

Vers trois heures, son esprit s'arrêta un moment sur la silhouette imprécise d'un jeune homme en soutane. Un être humain, comme elle, confronté à l'indicible. Elle ne savait pas si Michaël avait effacé ou transformé ses souvenirs problématiques ou si, malgré toute la mystique de sa religion, Aaron avait lu les événements avec rationalisme. Croire en Dieu ne signifiait pas voir des anges et des démons à sa porte, certains éléments du dogme pouvaient passer pour des métaphores. De toute façon, il n'avait pas vu grand-chose : une bande de truands qui l'avaient malmené par plaisir, sous les ordres d'un chef indistinct.

Ou alors il avait rencontré Sam. Peut-être le démon lui avait-il expliqué ses intentions, les raisons de son calvaire. Laura réalisa qu'Aaron avait peut-être été convoqué par Julien Sorvet, lui aussi, qu'il avait pu révéler son implication, celle de Sam, dans les événements de la villa. Non. La disparition de Sam et l'incendie de la planque du Dévoreur de Foies étaient, à première vue, des affaires distinctes. Michael avait effacé toutes leurs traces, elle devait y croire. Sans quoi Sorvet lui aurait balancé ses mensonges au visage, avec délectation.

Un prêtre exorciste lui aurait été bien utile, tout de même. Une prière, un peu d'eau bénite, et au revoir fantômes et démons. L'idée lui arracha un sourire. Aaron n'était pas bâti sur ce modèle. C'était le curé des SDF et des prostituées, pas un chasseur de monstres. Il ne savait rien et c'était une chance. Qu'il dorme sur ses deux oreilles, il l'avait mérité. 

Il fut quatre heures du matin, puis cinq, puis six, et elle se leva à sept heures, complètement moulue, dépitée d'avoir fait une stupide nuit blanche. Après une douche peu efficace, elle mâchonna quelques céréales en regardant l'écran de son téléphone, le numéro d'Allan, celui de Jonathan. Est-ce que le spectre décrocherait un téléphone fantôme quelque part ?

Mais elle avait cours, elle devait faire bonne figure, et ouvrir grands les yeux et les oreilles pour coincer un tueur.

Dont, à la minute présente, elle n'avait vraiment rien à cirer.

Sain d'Esprit (Laura Woodward - tome 2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant