10. Apparition

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Une seconde, la légiste se massa les tempes, lentement, toujours perturbée par les paroles du psychiatre. Comment est-ce que Jonathan avait pu avoir « foi » en elle ? Cela n'avait pas de sens. Ils ne travaillaient pas dans les mêmes sphères ; elle se chargeait des morts, lui des vivants. Oui, parfois, ils avaient témoigné dans le même procès, et peut-être que ses conclusions d'autopsie avaient permis, à l'occasion, de soutenir la thèse d'une folie furieuse échappant à la raison. Mais nulle part il n'était question de philosophie. Elle faisait son boulot avec sérieux, précision, sans se soucier des retombées pour celui qui avait porté les coups. La vérité, voilà ce qu'elle traquait. Jonathan ne croyait pas que l'esprit humain puisse s'y plier aisément. 

Chacun la sienne, disait-il. Elle levait les yeux au ciel. Il riait. Puis essayait de la convaincre.

Elle l'avait rencontré dans une réunion au Palais de Justice, une dizaine d'années plus tôt, pour les préparer à leurs premières audiences de jeunes experts. L'un comme l'autre, ils avaient trouvé l'orateur soporifique et s'étaient éclipsés à la pause, prétextant des appels urgents. Puis ils en avaient plaisanté dans le couloir et avaient organisé leur premier rendez-vous informel sur un banc dans le parc voisin.

Jonathan lui avait parlé de Butterfly avec ce feu inextinguible qui coulait dans ses veines. Laura lui avait raconté la Morgue avec son habituelle auto-dérision. Il lui avait posé des questions indiscrètes, sur le sens, la vocation, la fièvre. Elle avait paré le pire, affronté le trivial. Il avait eu ce sourire de celui qui n'est pas dupe. Elle avait aimé sa franchise, sa passion et son côté plus saint que sain. Il avait dû aimer quelque chose, lui aussi, car trois mois plus tard, lorsqu'ils s'étaient recroisés au hasard d'un corridor de marbre clair, c'était lui qui avait proposé l'escapade. Et puis, de trois mois en trois mois... jusqu'à l'hiver précédent.

Dans un soupir, elle ouvrit le premier dossier, sélectionna l'application adéquate sur son téléphone. Elle prendrait des notes vocales, ça irait plus vite. Avec le temps, on perdait l'habitude de l'écriture manuscrite et elle n'avait pas le courage de sortir son ordinateur portable, de chercher une prise pour palier sa batterie capricieuse, d'attendre que le système d'exploitation veuille bien se charger. Elle devait faire une demande de remplacement au service technique, mais la procédure était tellement fastidieuse qu'elle retournait toujours au bas de la pile des choses urgentes à faire.

Le premier dossier était un cas typique comme Jonathan les aimait tant. Un jeune gars de 30 ans qui avait toujours eu un fond un peu schizophrène, en marge, mal diagnostiqué, mal médiqué. Il avait pété un plomb un soir d'automne et massacré sa voisine de palier et son petit ami, car des voix émanant de son vieux système d'air conditionné le lui avaient ordonné, sous peine d'une apocalypse nucléaire. 

Avant le meurtre, il avait téléphoné à sa mère, qui vivait à l'autre bout du pays, pour lui annoncer ses intentions, mais la vieille dame n'avait pas pris cet énième délire au sérieux. Elle avait pu témoigner de l'appel, cependant. Jonathan avait plaidé l'internement sans grosses difficultés et le dénommé Jerry Sullivan avait fait sa grande entrée à Butterfly, avec peu de chances de jamais en sortir.

Cela datait de six ans plus tôt. Laura n'avait pas de souvenirs des victimes, sans doute n'avait-elle pas officié sur leur cas. En même temps, des homicides au couteau, elle en avait vu treize à la douzaine. Il y avait peu de notes dans le dossier, seulement lors de changements : de la crise au calme, de l'isolement au groupe, d'un médicament à un autre. Des graphiques reprenaient la mesure régulière d'un certain nombre de paramètres, le dossier infirmier mentionnait les petites maladies saisonnières, une longue liste datait les modifications de traitement.

Et puis, fin du mois de juin, Jerry était mort dans sa chambre, subitement, sur le sol, en pleine nuit. On avait hésité entre une crise cardiaque et une mort subite dans un contexte épileptique. On avait examiné les interactions entre médicaments, du moins une ligne dans le rapport le suggérait. Il faudrait le vérifier. Laura se servit de son téléphone pour photographier le listing du traitement, tout en espérant que cela ne contrevenait pas trop à son accord avec James Hornet.

Sain d'Esprit (Laura Woodward - tome 2)Where stories live. Discover now