Chapitre 35 : Le cerf de Morozova

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Alors que je suivais la direction donnée par les chasseurs, le paysage gelé continuait de s'étendre devant moi. Je n'en voyais pas la fin. Les vents du Nord soufflaient en me laissant une impression de morsure glaciale. Cependant, au fur et à mesure que j'avançai, quelque chose d'étrange, une sorte de tiraillement subtil au fond de moi-même, commença à me gêner.

Mon Spyritus semblait résonner en réponse à quelque chose se trouvant à l'Est, dans la direction opposée à ma destination. L'atmosphère autour de moi semblait changer, et je pouvais percevoir des échos de présences dans l'air. Mon instinct, amplifié par cette connexion mystérieuse, me poussait dans cette direction. Ma raison, elle, refuse catégoriquement de dévier de mon plan d'origine.

J'écoutais ma raison en premier lieu, continuant dans la direction que j'avais choisie précédemment.

Malheureusement, cette sensation étrange devint plus forte à chaque pas. Un murmure imperceptible dans mon esprit semblait me guider vers une forêt de pins qui se dressait à l'Est, loin de la piste suggérée par les chasseurs. De là où j'étais, je ne voyais qu'un énorme mur d'un vert sombre.

Hésitante au début, je me laissai finalement guider par cette force inconnue. Je forçais Zvevda à bifurquer afin de rejoindre cet amas de verdure, semblable à une oasis dans ce décor froid et stéril.

Je ne tardais pas à arriver devant cette impressionnante muraille de pins. La neige craquait doucement sous les sabots de Zvevda alors que nous avancions dans cet environnement mystérieux. La forêt, bien que froide et silencieuse, semblait pulser d'une énergie particulière.

Je savais que quelque chose au plus profond de moi m'assurait que la nouvelle direction que j'avais prise était la bonne et que je me rapprochais du cerf blanc et peut-être même d'autres réponses.

Je vis bientôt une clairière accueillante au milieu de l'immensité gelée. Le troupeau tant recherché paissait paisiblement, mais le cer, lui, se faisait toujours discret. Devant ce spectacle, je me sentis calme.

Je décidais de descendre de Zvevda et de m'asseoir à l'orée de la clairière. Je voulais ressentir avec plus de précision la force qui m'avait guidé jusqu'ici. Cette énergie particulière était partout. C'est comme si la forêt elle-même respirait, vibrant au rythme d'une conscience millénaire. Je pris conscience de l'intelligence de cet endroit, une sorte de sagesse ancienne qui ne pouvait être saisie par des mots ordinaires. Elle avait son langage propre et silencieux.

Et soudain, je perçus cette présence, un esprit d'une force inimaginable, somme de nombreuses années d'errance. C'était le cerf, j'en étais certaine. Je ressentais sa proximité, bien qu'il reste invisible à mes yeux. La connexion entre nous était palpable, transcendant les limites du langage humain. Je ressentais une joie intense. Comme si je retrouvais un ami de longue date. Drôle de sensation. Mais je sentais aussi une attente, un appel au calme. Comme s'il ne voulait pas se presser.

Ce petit malin veut soigner son entrée. Comme c'est gentil de sa part. Marmonnai-je intérieurement.

Une piqûre d'indignation mentale me rappela que je n'étais pas la seule créature hypersensible de ses bois. J'allais devoir attendre et laisser le cerf décider du moment opportun pour se révéler. Pendant ce laps de temps d'attente indéterminé, j'ai eu le temps de penser aux traqueurs. Désorientés dans leur quête, ils s'éloignaient de plus en plus de l'emplacement du cerf.

Baghra avait raison en disant que ce cerf ne se laisserait pas attraper aussi facilement. Il a même réussi à embobiner les meilleurs traqueurs de notre Kiki national.

Bientôt, je perçu des visions fugaces, des éclats de souvenirs. Etait-ce moi qui fouillai la mémoire du cerf ou lui qui m'envoyait des images ? Je l'ignorais. Mais la sensation était grisante et bienveillante, alors je les laissais venir. Ces images sont en partie floues, mais elles laissent entrevoir un passé lointain. Je vis des années de vie au travers des yeux de cet animal fantastique. À Fjerda, dans un village assez reculé pour ne pas tenir compte de la politique contre les Grishas et de tout ce qui s'apparente de près ou de loin à un conflit, il était considéré comme un dieu. Les gens lui laissaient des offrandes et en retour, il leur offrait un membre de son troupeau pour féconder les biches de la forêt environnante et ainsi garantir la chasse lors de la période précédant celle des grands froids. Je vis aussi la naissance de son premier fils et de sa première fille. Il était fier de ces enfants.

Istorii zabivatyy (Histoire oubliée)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant