• CHAPITRE TROIS •

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A


Après coup, je réalise que lui avoir fourni mon courriel qui contenait mon nom plutôt que mon numéro de téléphone était une idée dénuée de tout bon sens. J'en viens à me demander si les psychopathes portent des boutons de manchettes. Si c'est le cas, j'ai peut-être du souci à me faire car cette rencontre a été la plus étrange de ma vie. C'est bien la raison pour laquelle ce n'est pas mon adresse que j'ai donnée. J'ai affreusement mal partout, mais je pense être en état de finir à pied. Par contre, il est exclu que je m'entraîne dans cet état au risque de me blesser gravement et de toute façon je ne suis pas certaine que mon corps voudra coopérer si je tente le moindre échauffement.
En arrivant, je suis intégralement en nage. J'ai sous-estimé la distance et l'effort que cela me demanderait de rejoindre l'appartement. J'ai presque envie de pleurer de joie lorsque j'enfonce enfin la clé dans la serrure.

— Angy, ça va ?

Evan accourt avec une mine paniquée comme si j'avais disparu depuis une semaine. En soi, ce n'est pas vraiment étonnant puisque la plupart du temps je suis réglée comme une horloge sur mes petites habitudes.

— J'ai oublié mon portable ce matin. Désolée.

— Pourquoi ça ne me surprend même pas ? sourit-il.

Son expression amusée laisse rapidement place à l'incompréhension la plus totale.

— Tu saignes !

— Ce n'est qu'une égratignure.

Je tente de le rassurer, mais bien évidemment ce n'est pas suffisant pour lui. Il s'agenouille donc pour regarder de plus près.

— Relève ton jean s'il te plaît.

— Il est trop serré. Je ne pense pas pouvoir.

Il marmonne dans sa barbe un moment avant de se remettre debout.

— Comment t'es-tu fait ça ?

Tant bien même je voudrais lui expliquer ma fin de soirée, je ne saurais pas par où commencer. Je peine déjà moi-même à comprendre ce qui s'est passé. Cette rencontre curieuse a drainé toute mon énergie. Ma fatigue n'étant pas simplement physique mais aussi mentale, je suis bien trop épuisée pour me lancer dans une grande conversation, mais je me force tout de même à aligner quelques mots face à son inquiétude.

— J'ai eu une fin de soirée mouvementée. J'ai seulement envie d'aller me doucher pour me mettre au lit.

— As-tu dîné au moins ? J'ai commandé japonais.

— Marco m'a fait une assiette avant de partir.

C'est peut-être mal, mais je choisis de lui mentir. Sans ça, il ne me laissera pas en paix et rien que le fait de penser à l'effort que je devrais fournir pour mastiquer ma nourriture m'épuise. Cependant, je lui suis reconnaissante de s'être fait un sang d'encre pour moi. Je me dis qu'au moins ici à New York je compte pour quelqu'un. J'espère sincèrement que si quelque chose devait m'arriver un jour, il partirait à ma recherche et ne me laisserai pas pourrir au fond d'un caniveau. Je lui presse le bras pour le remercier sans un mot et je file en direction du couloir avant que mes dernières forces ne m'abandonnent.
Je suis tiré en sursaut de mon sommeil alors que je suis encore dans le bain que j'ai décidé de prendre pour détendre mes muscles. Je suis surprise de ne pas m'être réveillée plus tôt, l'eau est maintenant si froide que j'en claque des dents. Avec mon planning, je n'ai pas le temps de tomber malade alors je m'empresse de sortir de là pour m'envelopper dans un peignoir. Le reflet que me renvoie le miroir une fois encore est désolant. Ce qui n'a rien d'étonnant puisque j'ai eu un accident. Je m'accroche aux rebords du lavabo en inspirant profondément. Je ne sais plus quand les jours débutent et quand ils s'arrêtent. Tout va si vite que j'ai peur d'en oublier de respirer par moment et même si j'ai conscience que c'est pour une cause juste, cela n'en reste pas moins difficile. Je passe un pyjama et je vais rapidement faire un tour au studio. Je vais y arriver ! Il n'y a aucune raison pour que je ne sois pas admise. L'étape des présélections est cruciale, mais j'ai bon espoir que tous mes efforts paveront la voie de telle sorte que je puisse y danser dessus. De toute manière, je ne peux pas me permettre de ne pas être acceptée. Mon existence n'aura simplement plus aucun sens. Cet objectif s'est ancré en moi à l'instant même où j'ai touché du bout des doigts une barre et il m'a rongée jour et nuit depuis la première fois où j'ai enfin pu chausser des pointes. La danse est toute ma vie. J'aime ce sentiment grisant qui accompagne le moindre de mes pas tandis que je me perds dans la musique. Je peux m'abandonner et laisser la véritable moi s'épanouir pleinement. Billy Elliot a assez bien résumé la chose : « J'sais pas. Ça me fait plutôt du bien, au début je me sens un peu raide, mais quand je suis lancé alors j'oublie tout le reste et c'est comme si je disparaissais. J'éprouve comme un changement dans mon corps et une sorte de feu dans tout mon corps. J'suis simplement là, je vole juste comme un oiseau, comme de l'électricité... oui de l'électricité ! » C'est exactement ce que je ressens. Ni plus ni moins. Je referme la porte, le cœur plus léger et je vais me coucher.

BALLERINAWhere stories live. Discover now