BALLERINA

• CHAPITRE CINQ •

— A —

Je chéris particulièrement le dimanche et si ce jour a une place spéciale dans mon cœur c'est qu'il débute toujours par une grasse matinée obligatoire. Après le type de semaine que j'ai et la fatigue qui se cramponne à mes jambes, je me dois de grappiller quelques heures de sommeil où je peux. Jamie ainsi que celui que j'ai rebaptisé Monsieur bleu acier n'ont pas donné signe de vie hier soir et c'est bien mieux ainsi. C'est le genre de choses dont je n'ai pas besoin alors que j'attends la réponse de la Juilliard. Plus les heures défilent et plus ce suspens devient intenable. Je me pose inlassablement les mêmes questions. Suis-je assez bonne ? Que ferai-je de mon existence si je ne suis pas admise ? Continuerais-je à servir des gens qui eux en ont une qui les contente à merveille ? Les réponses me tordent tellement les entrailles que je peine à retrouver mon appétit.

À treize heures tapantes, Aleksei arrive et me trouve à la barre en plein échauffement. Comme toujours, il ne m'interrompt pas et attend patiemment que je termine. Plus que quiconque, il comprend la dimension vitale de la danse pour moi. Il sait qu'elle me dévore de l'intérieur et qu'elle finira par me consumer d'un bout à l'autre si je ne la libère pas. Je me perds en elle au point de me désintéresser de tout. De mes heures de cours, de mes deux emplois, de ma candidature, de ma fatigue... Quand j'ai un peu de chance, je réussis à m'oublier moi-même. Je me concentre sur les mouvements de mon corps dans le miroir et je me trouve gracieuse. Je ne laisse rien au hasard. Je suis ce que je danse et tout n'est plus que technique, perfection et art. La musique se termine ainsi que mes échauffements.

— Prête à attaquer le vrai travail ? me demande Aleksei.

— да ! [oui !]

Je suis prête depuis ma naissance. Je suis intimement convaincue que je suis venue au monde pour cette unique raison et rien d'autre n'a une telle importance dans ma vie. Plus rien n'a d'intérêt lorsque je suis sur mes pointes et que tous mes muscles sont bandés à leur maximum. Aleksei le comprend, il a lui-même tout abandonné pour faire de sa passion son métier. C'est sans doute ce qui explique que nous nous entendons si bien. La compétition étant bien plus rude là-bas, il a quitté sa terre natale pour venir enseigner ici et rien que pour le courage dont il a fait preuve je lui vouerai toujours un respect absolu. Lorsque nous nous entraînons ensemble et qu'il fait office de partenaire, nous n'avons pas besoin de parler. Nos corps se répondent l'un l'autre naturellement. Il est le genre de danseur russe longiligne musclé à la perfection et dont les yeux bleu clair n'ont rien à voir avec ceux de... Je tombe lourdement à terre.

— Ты в порядке ? [Tu vas bien ?]

Aleksei s'affole et se jette au sol près de moi. À vrai dire, la chute ne m'a pas autant secouée que la vision que j'ai eue. Sans que je le veuille, Monsieur bleu acier s'est immiscé sournoisement derrière mes paupières closes.

— Angelina ?

— Ça va.

— Qu'est-ce que tu attends pour te relever alors ?

Il est cassant dans sa façon de me le demander et même si cela m'irrite j'accepte la main qu'il me tend. J'ai eu tout le loisir de m'habituer à son ton cynique depuis des années maintenant. Par ailleurs, s'il y a bien une chose que j'ai retenue de mes voyages en Russie avec mon père c'est que cela ne vaut pas la peine de s'offusquer pour si peu. Une fois debout, je fais quelques mouvements d'assouplissement de chevilles avant de me remettre en position.

Les heures défilent plus vite que des secondes lorsque je suis dans le studio et cela me surprend donc quand Aleksei coupe la musique. À la fin de mon enchaînement, je le serre dans mes bras et je tente de lui faire comprendre avec les gestes ce que je ne lui dis pas avec les mots. Il me rend mon étreinte et j'ai l'impression qu'il perçoit parfaitement le message subliminal. Avant de partir, il me promet d'intensifier nos répétitions pour que ma technique soit irréprochable si l'audition a lieu.