Mon trou de mémoire

Chapitre 41

La salle de danse est une salle de fête aménagée avec deux grands miroirs. Des barres mobiles trainent dans un coin de la pièce. Deux groupes de petites filles sont regroupées au centre dans leur tutu rose clair. Les jumelles se précipitent à leur rencontre et toutes commencent à rire et s'amuser. La professeure n'est toujours pas arrivée alors un groupe de mamans attendent patiemment son arrivée en discutant ensemble.

Je me dirige vers une chaise vide et y dépose mon sac, mon justaucorps rose se trouve dans celui-ci ainsi que mes collants assortis, toute ma panoplie de danseuse. Quand j'ai commencé la danse classique, c'était principalement pour la tenue, j'étais fascinée de pratiquer un sport dans une tenue entièrement rose. Aujourd'hui je ne veux même pas entendre parler de cette couleur. Je n'ai même pas emporté mes affaires de danse quand je suis partie de chez Françoise. Mon père me les a tendus dans mon sac, que j'ai aussi laissé, sans dire un mot, juste avant de nous emmener au cours. Je n'ai rien dit non plus.

J'attrape uniquement ma paire de chaussons que j'enfile sur mes pieds. Je ne me change pas en tutu rose, mes vêtements feront l'affaire pour ce cours étant donné qu'ils sont souples.

- Bonjour, excusez-moi, vous remplacez Mme. Roussigni ? demande l'une des mamans en s'approchant de moi.

- Non, je fais partie des élèves.

- Oh pardon excusez-moi, j'ai dit ça parce que son fils la remplace de temps en temps, comme elle est en retard et que vous n'avez pas l'air d'avoir entre 6 ou 7 ans je me suis dit que vous la remplaciez aujourd'hui.

- Je comprends, j'accompagne mes sœurs, je réponds aimablement.

Je montre les deux petites diablesses.

- Vous parlez des jumelles ? Mais alors vous devez être Cathy ! Elles parlent constamment de vous quand elles viennent à la maison, ma fille est l'une de leur meilleure amie.

- Agathe ? tenté-je au souvenir du nom que les jumelles ont perpétuellement dans la bouche.

- Exact ! s'exclame-t-elle, je suis ravie d'avoir fait ta connaissance Cathy, je peux te tutoyer ?

- Bien sûr.

Une femme arrive précipitamment dans la salle un sac de sport sous le bras et s'excuse à de nombreuses reprises. Elle salue rapidement les mamans et dit bonjour à toutes ces jeunes danseuses, quand elle me voit elle fait un sourire de bienvenue que j'essaie de lui rendre. Les mamans s'en vont, c'est parti pour une heure de danse classique.

- Très bien les filles, on commence par les échauffements et ensuite on poursuit avec la barre.

Elle se dirige vers moi.

- Tu ne veux pas mettre un t-shirt plus léger ? Il fait chaud dans la salle, annonce-t-elle.

- Non merci je suis bien comme ça.

Depuis mon accident je suis devenue beaucoup plus frileuse. Je préfère mon haut noir et mon leggins noir à n'importe quel short d'été ou débardeur. De plus mon t-shirt à manches longues a l'avantage de recouvrir la plupart de mes cicatrices. Les jumelles les regardent bizarrement à chaque fois qu'elles les voient, j'imagine sans mal la réaction de leurs amies si elles les voyaient également.

- Je veux d'abord voir ce que tu peux faire, donc pour aujourd'hui tu suis ce que font les autres, ensuite on verra ce qu'on fera. Pour ton premier cours ne force pas, va à ton rythme, annonce-t-elle.

Elle retourne devant pour commencer la séance. Il y a plein de mini Talya et de mini Lola qui me regardent en gloussant, je tire la langue à l'une d'elle en plaisantant et elle se retourne immédiatement.

Après un échauffement, vient le tour des six positions, je sais que j'aurai du mal avant même de commencer. Malgré la barre sur laquelle je m'appuie mes jambes continuent de trembler à cause de la soudaine activité qu'elles viennent de subir. Je n'ose pas demander de l'aide, aucune des petites n'en a besoin. Elles tiennent en équilibre, seule, et leurs pieds exécutent sans mal les figures attendues. La plupart des filles ne sont pas parfaitement droites ni réalisées à la perfection mais au moins, elles y arrivent.

Je retiens un frisson d'amertume en les regardants. Je me concentre sur mes pieds, sans succès. Ma main sert vainement la barre et mes jointures deviennent blanches. Je fais semblant pour le reste des positions, je les fais à moitié. Puis vient le tour des pirouettes, les barres disparaissent. J'adore les pirouettes, j'étais celle qui pouvait en faire le plus d'affilée, meilleure qu'Emily. Je les ai pratiqués tellement de fois que je n'y pense même plus. Mais aujourd'hui avec tout ça, avec mes tremblements, je n'y arriverai pas. Je regarde Talya qui tourbillonne avec joie juste devant moi.

Il y a une chaise vide à côté, s'il avait été là c'est de là qu'il m'aurait regardé, comme il me regardait lorsqu'il avait été renvoyé de l'équipe, comme il me voyait lorsqu'il venait aux représentations, avec admiration. Avec l'aplomb que me donne cette vision, je me positionne pour une pirouette en dehors, je lève ma jambe droite et tourne du même côté. Avant même d'avoir effectué un tour complet je m'écroule sur le sol.

La danse, c'était tellement simple avant, comme une évidence. J'avais tant travaillé pour être au niveau, pour être la meilleure, pour qu'il continue de me regarder et j'ai tout perdu. Je suis la seule responsable de ce qui m'arrive, j'ai gâché ma vie en voulant y mettre un terme.

Je sens venir une vague de tristesse qui m'est familière mais je refuse de la laisser affluer ici. Toutes les têtes se sont déjà tournées vers moi, y compris celle de Talya et Lola qui me regardent avec de grands yeux. Je leur fais un sourire rassurant tout en enfonçant mes ongles dans la paume de main.

Je me lève en douceur, sans laisser transparaître une quelconque émotion et je me dirige naturellement vers les toilettes, en boitant légèrement.

J'ai perdu mon grand amour, j'ai perdu mon identité et j'ai perdu mon corps.