Chapitre 67

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Plus tard

Je compte les temps machinalement dans ma tête. J'entre en scène lors de la huitième mesure du deuxième acte pour faire mon solo. J'échauffe une dernière fois mes pieds avant de me lancer sous la lumière des projecteurs.

Je prends une grande inspiration et je me transforme. Ce soir je ne suis plus Cathy, la danseuse, ce soir et pour quelques heures encore, je deviens Odette. Une jeune fille maudite par un sorcier, condamnée à se transformer en cygne. Une seule solution : un amour sincère.

C'est à ce moment que je le vois, alors qu'il tente de tirer sur ma forme animale, son geste se suspend et son regard ne parait pas le moins du monde surpris lorsque je redeviens celle que je suis, Odette, l'humaine. Au contraire, il devient d'autant plus admiratif et son admiration se transforme en amour. Pour moi aussi, c'est la même chose. Je tombe amoureuse au premier regard et je me jette dans les bras de Siegfried. Ensemble nous dansons au son du chant des cygnes. Mon prince me fait virevolter et bien que de nouveau humaine, avec lui, j'ai l'impression d'être un oiseau. Je vole avec grâce et légèreté plus haut que toutes les autres.

Mon prince m'emporte dans le ciel et m'accompagne sur la terre. Jamais il ne me lâche, il m'aime et je l'aime en retour.

Je connais ce ballet à un point que je m'autorise à penser à toi. Les pas sont gravés dans mon corps et dans mon âme. Ma tête se tourne d'elle-même pour rencontrer les yeux de mon prince et ma main vient mécaniquement se mettre sur sa joue. Pourtant c'est à toi que je pense.

Est-ce que tu me vois quand je touche le ciel de cette manière ? Est-ce que tu me vois voler jusqu'à toi ? J'y suis arrivée. Tu m'as vue gravir les échelons depuis toutes ces années ? Je n'ai jamais abandonné, pas une fois je ne me suis lassée de mon objectif. Grâce à toi. Mais j'ai un secret à te dire et, si tu m'observes de là où tu es, tu dois le connaître.

Je n'étais pas seule.

Durant ces années sans toi, je ne l'ai jamais été. J'ai été bien entouré et c'est aussi grâce à eux si j'y suis parvenue. Grâce à Andrew et Maelys. Grâce à Emily. Grâce aux jumelles, les as-tu vu grandir ? Mais surtout, surtout grâce à Nicolas. Et si je pense à toi, ce soir, c'est surtout lui que je veux épater. Parce que tu as et auras toujours ta place dans mon cœur mais aujourd'hui il te faut partager cet espace avec lui.

Quand je termine la première chorégraphie, mon regard fixé devant moi, je tente de l'apercevoir de sa place. Mais la rangée des spectateurs est plongée dans le noir.

Il est maintenant temps de changer de costume, les habilleuses s'affairent en silence autour de moi dans les coulisses. Sur scène Adam exécute le solo de Siegfried. Il faut faire vite mais tout est soigneusement chronométré. Du bout des lèvres j'attrape la paille de la bouteille d'eau qu'on me tend. J'avale une minuscule gorgée et c'est déjà l'heure d'y retourner. Après un sourire de remerciement silencieux à ceux qui m'entourent, les projecteurs m'éblouissent encore une fois quand j'apparais dans la lumière.

Je deviens la perfide Odile, prête à tout pour conquérir le trône, même au prix de l'innocente Odette. Je séduis le prince et sous mon regard il croit apercevoir sa bien-aimée. Il m'aime et ainsi brise le cœur de la pauvre Odette. Bien-sûr, je m'en réjouis.

Dans le quatrième acte, je reprends le rôle d'Odette. Le cœur brisé. J'ai aperçu mon prince au bras de cette autre moi. Il s'est rendu compte de la supercherie mais malheureusement pour moi, bien trop tard. Si bien que, par amour, je meurs, sur scène.

Le rideau se ferme sous les applaudissements des spectateurs. Puis, après un temps, il se réouvre afin de laisser les danseurs saluer le public. Je m'élance auprès de mon partenaire et nous effectuons un salue digne de notre niveau. Un sourire plus que sincère sur les lèvres, nous nous éloignons. Le manège recommence encore une à deux fois avant que le maître de ballet n'apparaisse sur scène.

L'ensemble de la troupe, les premiers danseurs ainsi que le corps de ballet, se tendent sous la surprise. Il est rare de les voir interagir directement avec le public. Je ne me souviens pas les avoir vu dans les coulisses durant la représentation.

Je m'accroche au bras de mon partenaire, comme s'il jouait encore le rôle du prince et moi celui d'Odette, comme si nous étions encore amoureux l'un de l'autre et que la mort n'avait pas pu nous séparer. Nous savons tous ce que cela signifie. Cependant, je n'ose pas l'espérer. Nombre de danseurs nous jettent des regards admiratifs, heureux d'assister à cet instant.

- Nous voulons célébrer, ce soir, une tradition. La nomination d'une Etoile. Cet événement est l'un des plus solennel et des plus chaleureux de la vie de notre maison. Être nommé Etoile c'est voir couronner le talent et bien sûr le travail. C'est accéder pour un danseur ou une danseuse à un firmament qui est celui de l'excellence absolue, de l'art de la chorégraphie, de la danse. Pour cela je suis très heureux, sur proposition d'Aurélie Dupont, directrice de la danse, de nommer ce soir, Cathy Marks, danseuse Etoile de l'Opéra de Paris.

Je ne comprends ce qu'il annonce que lorsque mon partenaire me prend dans ses bras. Un sourire ravi se glisse dans mon visage. Je n'arrive pas à y croire. Je me surprends encore à chercher Nicolas dans la foule, bien que je sache qu'il me sera impossible de le trouver. J'espère qu'il me voit, qu'il sait combien je lui dois cet instant.

Je me dirige vers le directeur général et la directrice de la danse afin de les embrasser.

- Toutes nos félicitations, me glisse-t-elle tout bas en me tendant un bouquet de fleurs.

Je savoure l'odeur des fleurs et je salue sous les acclamations du public. L'ovation dure pratiquement dix minutes et je manque de fondre en larmes à plusieurs reprises. Mais je me contiens, restant présentable tant que je suis sur scène.

Dans les coulisses, c'est une autre histoire. Je fonds en larmes dans les bras de mes coéquipiers. Tout le monde me félicite mais je ne pense plus qu'à une chose. Ou plutôt je ne pense plus qu'à quelqu'un : Nicolas.


Mon trou de mémoireOnde histórias criam vida. Descubra agora