Chapitre 58

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Glissade, pas de chat, glissade, grand pas de chat. Sissone à droite, sissone à gauche, double pirouette. Terminer en quatrième position. J'ouvre enfin les yeux et je souris. J'ai toujours été obligé de prononcer les pas dans ma tête pour les effectuer. J'ai exécuté les enchainements de Nicolas sans aucune difficulté aujourd'hui. Même sans me regarder dans le miroir, je sais que j'ai réussi à accomplir mes mouvements.

Mais ce n'est pas suffisant. Je sais que je peux faire plus. Je peux aller plus haut, je peux aller plus loin. Je peux me courber davantage et être encore plus étirée. Je peux toucher les étoiles, je peux danser dans la galaxie, comme une étoile filante. Je sais que je peux.

Je jette un œil du côté de Lola et Tanya où le groupe révise pour le prochain spectacle de danse. Il ne reste que peu de temps avant la fin du cours, l'heure passe trop vite et cela me laisse un arrière-goût de trop peu. Pour finir en beauté je décide de changer mes chaussons contre mes pointes. Avec efficacité, comme si je les avais toujours eus aux pieds, je les attache solidement.

Je me replace dans mon coin de la salle, un endroit où je ne risque de rentrer en collision avec personne. Je fais quelques exercices simples sur la barre, puis une irréprochable arabesque. Enfin je me mets en position pour une pirouette en dehors. Je choisi un petit trou dans le mur et je me concentre dessus, oubliant ce qui m'entoure.

Je revois les conseils de tous mes professeurs comme s'ils étaient juste à côté de moi. Je serre le ventre, je me tiens droite et je me lance. Concentration. Je compte le nombre de tour. Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Six. Sept. Huit. Je soigne ma réception comme on me l'a appris. Huit tours complets, huit tours sans tomber. Je sais que je peux faire plus, mais j'en frétille de bonheur.

Quatre petits bras viennent vivement encercler mes jambes sans que je ne m'y attende.

- Tu danses trop bien Cat ! s'exclament Lola et Tanya en cœur.

- Non, c'est vous qui dansez bien, vous êtes magnifique ! lancé-je en m'abaissant à leur niveau.

Après un gros câlin et deux bisous à chacune, mes petites sœurs partent immédiatement rejoindre leur mère, sans prendre le temps de se changer. Sarah les emmène voir leur grand-parent ce soir et les jumelles sont ravies, je dirais même qu'elles sont hystériques.

Je retire mes précieux chaussons ainsi que les embouts de protection et j'effectue quelques rapides étirements. Andrew doit venir me chercher mais il n'y toujours aucun signe de lui.

- Tu fermes souvent les yeux quand tu danses, constate Nicolas en s'approchant.

- Mauvaise habitude, avoué-je dans un sourire.

- Pas de problème, sauf si tu comptes élever le niveau ?

- Ce serait le but ultime, en effet.

- Alors pourquoi ne pas augmenter le nombre de cours ? Je peux faire en sorte de te donner une copie de la clé. La salle est utilisée le week-end mais pas en semaine. Tu pourrais venir ici après ton travail. Je te ferai d'autres programmes de danse et je pourrai même venir te donner des cours particuliers.

- Ce serait possible ? demandé-je étonnée, tu pourrais le faire ?

- Il n'y a rien de plus simple ! Je demanderai à ma mère pour être sûr, elle connait bien le gardien. Pour moi, il n'y a aucun problème.

Je le remercie vivement, heureuse d'avancer encore dans mon objectif.

- Ma mère pense que tu peux devenir une grande danseuse, confesse-t-il. Elle a vu des vidéos de toi avant ton accident. Elle a remarqué ton talent et, crois-moi, elle en a vu des danseurs, annonce-t-il dans un petit rire. Elle tient à ce que tu retournes sur scène et je tiens à faire en sortes que ça puisse se faire, pour elle.

Je remarque dans son attitude une expression qui m'a été bien trop familière, avant.

- Il y a quelque chose qui ne va pas ? questionné-je prudemment.

Il semble réfléchir, peser le pour le contre, me parler ou se taire ? Finalement il choisit de se confier.

- C'est ma mère. Elle a un cancer. Du moins elle en avait un, mais elle a fait une rechute, fait-il en marquant une pause. On pensait qu'on en avait fini avec ça, on pensait qu'elle avait gagné la bataille.

Je prends sa main, touchée par toutes les fois où on a cru que Maxime prenait la place sur le cancer.

- C'est pour ça que je la remplace à la danse. Au moins, elle peut se reposer.

Je ne sais pas quoi répondre. Je pourrais le conseiller, lui dire que tout va bien se passer, de garder espoir ? Mais je sais à quel point cela peut être grave, j'ignore si elle pourra guérir cette fois. Je sais à quel point les « désolés » sont vides de sens. Pourtant je ne trouve que ça à lui dire. J'aimerai trouver la phrase qui l'aidera, aucune ne m'a aidé.

- Mme Roussigni est la personne la plus chaleureuse que j'ai rencontré, annoncé-je pour le réconforter. Un brin en retard mais il semble que ce soit un trait de famille.

Il rit, son regard légèrement perdu dans le vide.

- Andrea, fait-il d'un seul coup, elle s'appelle Andrea, Andy si tu préfères, mais pas Mme Roussigni, je trouve que c'est perturbant. Pareil pour moi, je n'aime pas quand l'une de des danseuses m'appellent M. Roussigni.

- Andy dans ce cas, acquiescé-je dans un petit sourire. Depuis combien de temps est-elle souffrante ?

- Depuis cinq ans mais on a su pour la rechute à la fin de l'été.

- Elle a commencé la chimiothérapie ?

- Oui, mais ça la fatigue vraiment et elle a du mal à garder ce qu'elle mange, confie-t-il inquiet.

- Tu as essayé les repas froids ? c'est moins dérangeant pour l'estomac, surtout quand il fait chaud. Essaie aussi de lui donner du sirop ou du thé glacé, n'importe quoi tant que c'est frais.

- J'essaierai en rentrant, fait-il perplexe. Tu...tu t'y connais en chimiothérapie ?

- J'ai, moi aussi, connu cette situation... avec quelqu'un que j'aimais beaucoup.

Sans que je n'aie besoin d'en dire plus, Nico comprend que la personne dont je parle n'est plus. Il s'apprête à me dire qu'il est désolé mais je le contredis d'un sourire mal à l'aise, ce n'est pas nécessaire.

Nos deux confessions dévoilées laissent planer dans les airs un certain malaise. Mais nous nous comprenons. Un lien invisible se tisse entre nous, une complicité qui s'établie entre deux personnes qui ont vécu les mêmes terribles évènements.

Un message de la part d'Andrew, nous éloigne de nos pensées respectives. Il m'annonce qu'il m'attend juste devant la salle. Afin de finir sur une note plus légère je lance à Nico :

- Je crois qu'il est temps pour moi de m'en aller, M. Roussigni.

Il sourit, du sourire de ceux qui n'ont pas oublié leurs peines mais qui ont aperçu le petit bout de lumière qui les entoure. 

Mon trou de mémoireWhere stories live. Discover now