2. Le résident

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— Mais qui êtes-vous ? explosa une voix, et Laura bondit, cassant son fil.

En deux heures de travail, elle avait extirpé les secrets d'un premier corps et terminait de refermer le second au moment de l'interruption qui l'avait fait bondir. Trop concentrée, elle en avait négligé le grincement de la porte. Erreur de débutant.

Dans l'embrasure se tenait un grand homme au poil sombre, en imperméable noir, qui la toisait d'un œil à la fois franchement hostile et complètement éberlué. Elle lui rendit son regard peu amène.

— Ça vous prend souvent de crier sur les gens comme ça ? Vous connaissez le sens du mot bonjour ?

Il entra, ferma la porte et retira son manteau avec brusquerie, manquant s'y empêtrer. La colère suintait dans chacun de ses gestes cassants. De grande taille, carré d'épaules, la mine sévère, il aurait facilement pu effrayer quelqu'un d'impressionnable, mais Laura ne se laissa pas démonter.

— Je devrais vous faire ressortir et rentrer, peut-être que nous pourrions repartir sur de meilleures bases, lança Laura en rattachant un fil à son aiguille et retournant à son incision.

— Ça ne me dit toujours pas ce que vous foutez dans ma morgue ! grommela-t-il en s'approchant d'elle.

— Vous avez marqué votre territoire ? Je n'ai rien senti.

Freiné dans son élan, il s'assit lourdement sur un siège et prit la liste des morts en attente, que Laura avait abandonnée sur la table voisine.

— Vous devez être Ubis, le résident. J'imagine que votre assistant est plus circonspect, lui, railla-t-elle. Je suis Laura Woodward. Votre nouvelle collègue. Vous avez réclamé un second assistant, mais les autorités ont estimé que quelqu'un d'un peu plus expérimenté ne serait pas un luxe, c'est tout. Je pensais que vous seriez au courant.

Elle fit claquer ses gants en les ôtant et les lança dans la poubelle comme on marque un panier au basket. Elle s'assit ensuite sur la chaise tournante, face au bureau qu'elle s'était attribuée au hasard. Le clavier de l'ordinateur était débranché, elle avait pensé qu'il s'agissait d'un indicateur fiable d'abandon.

— Vous n'allez rien dire et juste grogner ?

— Je suis désolé, je pensais qu'on m'avertirait de votre arrivée, lâcha-t-il finalement, d'un ton nettement plus contrôlé.

Elle sourit et désigna une pile d'enveloppes intactes, dangereusement inclinée, qui trônait sur un autre bureau, qu'elle avait suspecté être l'aire réservée du maître des lieux.

— Si vous ouvriez votre courrier plus souvent, je suis sûre qu'on y parle au moins dix fois de ma nomination. Vous ne lisez pas vos emails ?

— J'en reçois beaucoup trop.

Il se releva et passa un tablier propre. Laura était moins surprise de les avoir trouvés beaucoup trop grands pour elle, vu le gabarit de l'animal.

— C'est permanent ? demanda-t-il d'un ton dégagé, dardant à nouveau ses yeux gris sur elle.

— Normalement, oui.

Elle reprit son dictaphone pour contrôler le numéro de la piste.

— D'où venez-vous ?

— Ah je vois, un interrogatoire en règle.

Elle se redressa sur son siège, comme une gamine à un examen oral.

— J'ai fait ma légale à l'université de Fernbridge, une thèse sur les blessures de défense, puis j'ai officié à la Morgue Centrale de Murmay. Deux ans comme assistante, et puis six en tant que titulaire. Quand j'ai appris qu'un poste se libérait ici, à New Tren, j'ai sauté sur l'occasion de m'affranchir de mes vieux professeurs. Et je crois que les gens d'ici avaient envie d'un légiste de Murmay, quelqu'un qui travaille depuis un bail dans une ville sinistrée. Alors me voici.

Elle eut un léger sourire et écarta les bras en signe de paix.

— Ne vous inquiétez pas, Ubis. Je suis un bon légiste et j'abattrai ma part de boulot.

Il se dérida enfin.

— Je ne vous ai pas gratifiée d'un accueil très civil, je pense.

­— Si vous le dites...

Ils rirent.

— Je vous présente mes excuses. Je suis un vieux célibataire dans mon antre, je le crains. Vous avez dû en rencontrer de mon espèce, ce n'est pas si rare dans la profession.

­— Effectivement, j'en ai vu d'autres.

Il jeta un regard circulaire sur les lieux, s'arrêtant sur le couloir qui plongeait vers les profondeurs de la terre.

— Hm... J'imagine que vous avez été dans le bureau du fond, murmura-t-il avec une moue embarrassée.

— J'ai failli tout jeter dans le vide-ordures, mais Sullivan aurait eu une attaque.

Il sourit, puis étouffa une quinte de toux dans un mouchoir en tissu, à l'ancienne. Son visage aux traits fins, presque pointus, était marqué, ses yeux cernés. Il avait pourtant le port altier, le dos droit, une rareté dans le métier. Pour fréquenter bon nombre de légistes, Laura les connaissait courbés comme de vieux arbres, à force d'être restés penchés sur la table de trop longues heures. Ubis semblait avoir échappé à ce genre de métamorphose.

— Les douillets d'en haut n'aiment jamais descendre dans notre tanière, ajouta le docteur Ubis, d'un air entendu.

Et c'est mieux comme ça, n'est-ce pas, pensa Laura, ça permet d'écrire ce qu'on veut dans les dossiers, et de faire ce qu'on veut des cadavres.

— Puisque vous avez pris soin des corps du matin, on peut commencer à ranger maintenant si vous le voulez.

­— Oh, ça peut attendre, je ne suis pas pressée. Il suffit que vous m'expliquiez comment fonctionne votre système de classement et je m'en chargerai au fur et à mesure.

Il eut un rire bref et se gratta le sommet du crâne.

— J'ai toujours été tout seul, vous savez, alors on ne peut pas dire que ce soit très organisé...

Il désigna le vieux Mac.

— Tout est là-dedans pour ce qui est de mes autopsies, avec une sauvegarde sur le réseau. Le reste virevolte, mais j'essaie de ne rien garder trop longtemps dans mon bureau. Juste des copies, et souvent, je les mélange. Je pense que tout ce qui traîne dans votre bureau peut aller directement à la poubelle.

— Vous êtes certain ?

— Oui. Ne vous cassez pas la tête. Tous ces papiers sont vieux de plus de vingt ans, on aurait dû les jeter au moment du déménagement. Ils ne serviront plus à personne, sauf de refuge à la poussière.

— Si vous le dites...

Il haussa les épaules avec un sourire en coin, puis redevint sérieux.

— Mais donc, Woodward... Qu'est-ce qui est sur votre contrat, exactement ?

— Les choses habituelles. J'ai un poste de médecin légiste, à durée indéterminée. Mon supérieur est directement Sullivan. Je suis temps plein, avec les gardes, bien sûr, et je comptais régler tout ça avec vous, à l'amiable, suivant ce qui nous convient au mieux. Sauf si vous préférez que nous actions tout ça officiellement.

— Non, ça me paraît idéal, je dois... murmura-t-il, mais sa phrase fut interrompue par une nouvelle quinte de toux, qu'il dissimula dans son poing.

Laura vit une douleur furtive marquer son front. Elle hésita un instant, puis intervint.

— Vous ne m'avez pas l'air très en forme, si je puis me permettre... Maintenant que je suis là, vous pourriez peut-être prendre votre journée. Paul a téléphoné pour dire qu'il arriverait en début d'après-midi et il pourra sûrement me renseigner sur les procédures et les astuces de la maison.

Manifestement touché, le docteur Ubis s'empressa d'accepter l'offre et promit de revenir le lendemain. Après s'être échangé leur numéro de portable, en cas d'urgence, les deux légistes se séparèrent. Laura l'écouta remonter les escaliers et tousser une ou deux fois, puis retourna à son travail.

Les affaires des autres (Laura Woodward - T1)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant