35. Réveillon révélateur

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De retour à la morgue, Laura mit de la musique, déléguant l'ambiance de la soirée à un logiciel de streaming que Greg, un collègue légiste de Murmay, avait installé de force sur son téléphone. Vers vingt-heures, son estomac grommela de frustration. Elle avait anticipé la fringale et se délecta d'une salade de pâtes sous plastique entre deux descriptions graphiques d'impact de balles. De connivence avec ses entrailles, son esprit lui imposa la vision des mets fantastiques que Sam n'aurait pas manqué de lui proposer. Elle refoula ces sottises : elle n'avait jamais été très portée sur la nourriture, de toute façon.

Vingt heures, vingt-et-une, vingt-deux.

Laura avait craint la sonnerie du téléphone de garde, elle se prit à l'espérer. Tout sauf le silence et le vide, la morgue déserte, les absents.

Même si elle avait l'habitude de la solitude, qu'elle avait acceptée, intégrée, la rançon nécessaire d'une vie de secrets en constant mouvement, elle lui pesait toujours davantage les jours festifs. Et si Noël avait tourné au désastre, le Nouvel An ne dérogeait pas à la règle. En réalité, ces deux jours étaient misérables chaque année depuis des siècles. Thomas les haïssait et s'alcoolisait du crépuscule à l'aube, sans discontinuer. Avec sa gueule de bois, le lendemain, il se promettait de ne plus recommencer, mais Laura n'avait jamais vu de changement.

Gamine, elle avait offert stupidement sa virginité à l'ami d'un ami d'un copain de classe un soir de réveillon bien arrosé où l'alcool n'avait pas été seul à circuler. C'était aussi un jour de Noël que Fred Merchant, son premier partenaire de la Société, avait été abattu par des hommes de la mafia locale alors qu'ils les filaient dans les rues de Neffen. Un premier janvier qu'elle avait dû achever la jument rouanne de son voisin, Broussaille, qui s'était brisé deux jambes en glissant sur le verglas du petit chemin en contrebas de la mare. Un soir de Noël que Julie, l'infirmière-chef de l'unité de Jonathan, avait été écharpée par un des psychotiques dont elle avait la charge.

Des jours pourris, rien d'autre.

Encore un corps.

C'était mieux, en fait, que personne ne l'ait invitée. Même au coeur d'une soirée, elle finissait toujours par lorgner la rue au dehors, s'ennuyer ferme et se sentir encore plus seule entourée que solitaire. Isolée parmi les siens, un comble courant.

Vers vingt-trois heures trente, elle décida de prendre une pause. Il ne restait qu'un seul cadavre à autopsier, le plus frais, le gourou de la secte, qui s'était supprimé une fois que tous les autres l'avaient précédé de l'autre côté du fleuve. Qu'il soit allé jusqu'au bout de son programme était presque à son honneur, vu le carnage auquel il avait assisté avant d'appuyer sur l'ultime gâchette. On allait retrouver des cochonneries dans son sang, elle en était persuadée.

Laura grimpa jusqu'à la surface, sortit sur les pavés humides – la neige n'avait pas plus tenu que les jours précédents – et alla s'asseoir sur le banc qui jouxtait la verrière.

Dans la morgue éclairée, on devinait les deux corps exposés sur les tables. Le premier était celui du gourou, son programme des heures à venir. Le second appartenait à une femme dans la trentaine, et la balle lui avait traversé l'occiput, la cervelle et le front. Il ne restait pas grand chose de son visage. Laura songea qu'elle aurait pu être à sa place, qu'elles avaient presque le même âge, et que si leur expérience de la vie devait être bien différente, elles avaient dû respirer le même air, entendre les mêmes chansons, voir les mêmes films. Elle eut une bouffée de sympathie imprévue pour cette inconnue, la millième de l'année.

Ça ne te ressemble pas.

Elle détourna le regard de la verrière et le laissa traîner sur la façade de l'Institut, puis sur l'esplanade. Tous les bureaux étaient plongés dans l'ombre, à quelques exceptions, et le grand hall était lui aussi perdu dans les ténèbres. Il s'éclaira soudain, de proche en proche, depuis les ascenseurs du fond. Laura contempla cette illumination subite avec une sorte de tendresse. D'autres avaient opté pour les heures supplémentaires en cette date funeste. Doux réconfort.

Les affaires des autres (Laura Woodward - T1)Where stories live. Discover now