14. L'aveu d'avant l'aube

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Trois heures heures plus tard, Laura lorgnait le plafond défiguré de la nef, en appui sur le dossier d'un des derniers sièges d'aplomb. Épuisée, elle avait du mal à replacer dans l'ordre les derniers événements de la soirée. L'atmosphère lui rappelait les nuits blanches de ses années d'université, quand on a comme seule perspective la venue du jour, une aube grise et froide qui donne mal à la tête. Elle songea à son affreux domicile : malgré l'heure, elle n'était pas pressée de rentrer.

L'appel de garde avait tenu ses noires promesses. À la lueur des lampadaires Art Nouveau d'une avenue arborée, Laura avait vu pleurer une femme de cinquante ans dans une robe de chambre aux fleurs passées. Un homme de dix ans son aîné, frappé par l'horreur, avait gardé les yeux secs de ceux qui s'écroulent en dedans mais s'interdisent de le montrer. Leur gosse était venu crever sur le pas de la porte, deux balles dans le flanc et les pupilles éclatées par une substance psychotrope indéterminée. 

Laura avait compris qu'ils ne s'y attendaient pas, qu'ils avaient découvert l'existence chaotique de leur rejeton en même temps que son cadavre. À sa rigidité, elle avait pu déterminer qu'il était mort depuis plusieurs heures. Les parents avaient entendu sonner mais ils n'avaient pas osé ouvrir, avec toute la racaille qui traînait dans le quartier. 

Une question demeurait suspendue à toutes les lèvres : et s'ils avaient ouvert ?

Comme d'habitude, Laura avait contemplé toute la scène en observateur extérieur, en étranger qui n'a pas à se mêler des drames privés des autres. La distanciation était vitale dans la profession. Dans sa combinaison blafarde, une ombre fantomatique dans la nuit glacée, elle avait officié en silence, efficace et précise, avant de signer les papiers d'embarquement du corps. À première vue, la réponse était positive : le gamin aurait survécu si la porte s'était ouverte. Mais Laura n'avait pas l'habitude de s'engager à la légère ; elle attendrait donc les analyses complémentaires pour se prononcer. Savoir les ferait pleurer plus encore, ce n'était pas urgent.

Tandis qu'elle songeait à sa nuit, les yeux dans la voûte, le prêtre déambulait, silhouette noire se glissant entre les colonnes, les bras dans le dos, le pas tantôt lent, tantôt rapide. Il avait l'air à la fois épuisé et fébrile, une combinaison potentiellement explosive. Mais Laura contemplait l'arrivée des premières lueurs de l'aube avec calme. Certaines choses n'arrivent qu'en bout de nuit.

Elle était réapparue sur le porche de l'église, trempée et passablement vaseuse. Aaron avait ouvert avec le sourire des petites heures, ravi et éreinté. Ils ne s'étaient pas dit grand chose depuis, accablés par la fatigue, échangeant tantôt une monosyllabe, tantôt une banalité, d'un air inspiré par le sommeil. Et puis, succédant magistralement à une vague d'abattement, l'énergie était revenue. Ils étaient retournés dans l'église, juste pour trouver des traces de divin dans les ténèbres humides. Sans succès, mais Aaron cherchait toujours. Laura n'avait jamais espéré rencontrer qui ou quoi que ce soit entre ces murs.

Quand Aaron revint se planter devant elle, les bras ballants et les épaules basses, les sourcils froncés dans la lumière d'un cierge faiblard, Laura comprit que la nuit allait accoucher d'un aveu, et elle se redressa. Il vint s'asseoir à côté d'elle et se massa plusieurs fois le visage. Ils avaient un peu l'air des derniers survivants d'une apocalypse, assis au milieu de décombres figées dans une fin du monde pesante et froide, troublée par le grondement du vent au dehors et le fracas de la pluie.

— C'est arrivé... il y a un peu plus de six mois. Mais c'est comme si c'était hier, pour moi. J'en rêve encore toutes les nuits.

Elle ne répondit rien. Une part d'elle n'avait aucune envie qu'il se déverse, l'autre savait que c'était la raison pour laquelle elle était revenue.

Les affaires des autres (Laura Woodward - T1)Tempat cerita menjadi hidup. Temukan sekarang