36. La fine équipe

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Laura rentra chez elle durant les heures froides qui précèdent l'aube, bien après minuit. Au moment où elle avait songé à envoyer quelques textos de circonstance, elle avait réalisé qu'il était près d'une heure, et que son téléphone était plat. Une fois chez elle, elle avait mis le petit appareil en charge, réglé son réveil sur onze heures, nourri le chat puis s'était écrasée sur son lit sans passer par la case douche. Puisqu'elle était à nouveau célibataire, pourquoi s'embêter.

Le réveil fut pénible, elle le retarda trois fois, mais finit par s'extirper de ses couvertures un peu avant treize heures. Une fois le café lancé, encore vaseuse, elle passa en revue les messages de la nuit. Il y en avait une douzaine, plus deux appels. Cette prise de conscience l'embarrassa en même temps qu'une chaleur délicate s'épanouissait dans sa poitrine.

On ne l'avait pas complètement abandonnée.

Bien sûr, envoyer des voeux à minuit, c'était une convention. Ça ne voulait pas dire grand-chose,  l'affaire d'un appui du pouce. Les textos émanaient de collègues de Murmay : le gang des légistes, l'équipe de la Société, mais elle en avait aussi reçu de Marsha, Josh et Sidney, les criminalistes locaux, et de Paul. Il faudrait qu'elle réponde, bien sûr, qu'elle s'excuse pour son silence de la nuit.

L'un d'entre eux venait d'Aaron et elle resta interdite. Les mots ne disaient rien de spécial, mais s'agissait-il là aussi d'un automatisme de saison, ou bien devait-elle y voir davantage, un appel, une tentative de contact après le naufrage ?

Minuit une.

Il avait dû passer une nuit aussi solitaire que la sienne, peut-être pire. Sauf s'il était rentré à Dunnes, dans sa famille. Sûrement. N'importe qui d'un peu rationnel aurait anticipé le pire et pris les mesures qui s'imposaient.

Elle ouvrit l'historique des appels. Deux correspondants qui avaient laissé des messages vocaux. Le premier était – surprise, rayon de soleil, coeur battant – de Jonathan. Le second, en revanche, provenait d'un numéro caché. Peu de chance qu'il s'agisse d'un démarcheur commercial à une heure pareille – une heure seize – mais peut-être un robot d'outremer cherchait-il à profiter de l'ivresse pour revendre des caisses de vin.

Elle composa le code de la boîte vocale et pressa le rectangle vitré contre son oreille.

Salutations artificielles. Grésillements.

— Bonsoir... Je voulais juste... Je sais que c'est stupide, mais comme j'étais de garde ce soir, j'ai pensé... Si quelqu'un doit être en train de bosser alors que tout le monde au dehors fait la noce, ça doit être Laura Woodward. Bon... On dirait que je me suis trompé. Tu es plus humaine que moi, finalement ! J'espère que tu passes une bonne soirée. Bon... Bonne année, alors, c'est ce qu'on doit souhaiter en ces circonstances. Et à une prochaine fois. Prends bien soin de toi, où que tu sois.

Laura resta immobile, peut-être choquée, peut-être émue, tandis que la voix synthétique de la messagerie vocale déblatérait son petit discours de chiffres et de commandes associées. Elle imagina Jonathan dans sa blouse blanche, arpentant les couloirs de Butterfly dans la pénombre des veilleuses de nuit, cherchant, un instant, la compagnie d'un semblable, alors que le monde autour d'eux vaquait à des occupations futiles. Elle aurait dû être là, elle aurait dû décrocher, échanger avec lui, des petites nouvelles, des banalités, se réchauffer au timbre de sa voix, à son feu intérieur, il aurait chassé toutes les ombres même sans connaître leur visage, juste par sa présence distante, cette main tendue, ce souhait de l'entendre, de lui parler. À elle.

Elle musela la mélancolie de toutes ces forces, la morsure de l'acte manqué, de l'opportunité parfaite, un baume, la panacée, qu'elle avait ratée à cause d'un téléphone plat.

Les affaires des autres (Laura Woodward - T1)Where stories live. Discover now