41. Loin des yeux

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Le lendemain, au réveil, Laura se sentait toujours aussi lasse, mais les affres du devoir revenaient à la charge. Tant qu'elle était sur l'affaire, elle pouvait intervenir, comprendre les enjeux et empêcher le pire. Celarghan voulait abattre Ubis, il fallait qu'elle l'en empêche. Vu ce que le légiste lui avait déclaré deux nuits plus tôt, elle supposait qu'il avait des intentions tout aussi noires envers le Fédéré.

Plus le tueur aux foies.

Quel bordel.

Encore couchée en travers de son lit, elle vérifia l'état de son arme. Elle avait l'impression qu'elle aurait à s'en servir dans les jours à venir... si elle parvenait à presser la gâchette. Avec un sourire, elle songea qu'elle tirerait plus facilement sur Celarghan que sur Ubis. Elle soupira de dépit. Il valait mieux ne même pas y songer.

Elle envoya un message à Paul, pour prendre des nouvelles, lui demander s'il comptait revenir travailler dans les jours prochains, puis se prépara et partit pour la morgue. Elle n'en avait pas terminé avec les deux corps sans foie, même si elle avait la certitude que les événements se précipiteraient avant qu'ils ne livrent leurs secrets.


En chemin, alors qu'elle remontait une avenue sale, elle eut l'œil accroché par un visage familier, un rai de soleil dans le quotidien gris. Elle s'immobilisa devant la vitrine d'un magasin d'électronique et sourit au docteur Jonathan Slavek, dont la mine enthousiaste se réverbérait sur une douzaine d'écrans de télévision. Elle croisa les bras et l'observa, profitant de la soudaine chaleur qui l'avait envahie. Bien sûr, le son ne traversait pas la barrière de verre, mais elle pouvait suivre les mouvements de ses lèvres, le haussement de ses sourcils, les gestes tranquilles qu'il esquissait pour accompagner son discours. Rien de surprenant dans cette apparition matinale : Jonathan intervenait régulièrement dans les médias et ces images étaient une rediffusion d'un débat qu'elle avait déjà vu.

Le psychiatre secoua la tête en se touchant le front, un automatisme qu'il effectuait lorsqu'il était opposé à un adversaire déraisonnable et buté. Laura l'avait souvent vu faire de la sorte alors que la conversation s'échauffait entre eux. Ce signe bien à lui, qu'elle avait appris à décrypter au fil du temps, l'emplit un instant d'amusement et de tendresse. L'apercevoir au petit matin ne pouvait être qu'un bon présage.

Il fut alors remplacé par une présentatrice, un bulletin d'information sur une chaîne quelconque. Face à cette transition, Laura perdit tout intérêt pour la vitrine et s'apprêtait à repartir, les mains dans les poches, lorsque le reportage suivant commença. C'était la nuit, il pleuvait dru, et seules les lumières de plusieurs voitures de police et d'une ambulance rayonnaient hors des ténèbres. Par intermittence, on apercevait en arrière-fond une grande demeure victorienne, prisonnière d'une grille en fer forgé sinistre. Ce théâtre de l'horreur et de la décadence, Laura l'avait déjà vu : c'était l'hôpital psychiatrique de Butterfly, un grand lieu de science, un gouffre aux fous, le lieu de travail de Jonathan.

Brutalement, la chaleur fut remplacée par un froid humide, une brusque bouffée de sueur glaciale, que Laura, malgré toute sa rationalité et son optimisme, ne put chasser. L'ombre furtive de Gregory Linnet, un de ses collègues de la Morgue Centrale de Murmay, passa dans les phares d'une voiture. L'image suivante montrait le même endroit à l'aube. On avait déballé les bandes jaunes et noires, signalant tristement que quelqu'un avait perdu la vie dans des circonstances troubles.

Comme mue par une force invisible, Laura entra dans le magasin. La voix du reporter, démultipliée, explosa dans ses tympans pour lui révéler les faits. Parfois, des psychotiques que Jonathan avait voulu sauver à tout prix, en leur dévouant le meilleur de son temps, en leur promettant la rédemption, en trouvant dans leurs yeux les lueurs d'une humanité révolue, se donnaient la mort ou tentaient de s'évader de Butterfly en semant des victimes sur leur route...

Pas cette fois.

Elle vit la mine sombre d'Arthur Anderson, le sous-directeur de Butterfly, un vieil homme aux cheveux blancs fous, qui avait été le plus grand allié de Jonathan quand les foudres des psychiatres plus traditionalistes de l'établissement avaient tenté de le faire rentrer dans le rang. Les larmes du docteur Renoir, le regard fuyant du docteur Hornet.

Alors elle se referma sur elle-même. Chercha le vide, le silence, compta jusqu'à mille. Mais tous ces mots lui frappaient l'âme, lui répétaient ce qu'elle ne voulait pas savoir, encore et encore, sans qu'elle puisse leur échapper.

— Vous désirez quelque chose, madame ? demanda une voix derrière elle.

Sans se retourner, elle secoua la tête. Puis elle bondit comme un cerf aux abois et se mit à courir.


Elle s'assit sur un banc.

Il aurait fallu qu'il pleuve, mais le ciel est parfois sourd. Le soleil d'hiver la darda de ses rayons crus ; l'azur du ciel puait le mépris.

Il fait nuit, pensa-t-elle.

Elle posa la main sur son front et sentit le sang battre sous sa peau, la douleur à venir encore, comme si certaines choses ne pouvaient que s'amplifier avec le temps.

J'aurai mal, songea-t-elle, et elle savait que c'était vrai.

Mais renvoyer l'horreur vers le futur, n'était-ce pas fuir son inexorabilité au présent ?

Les rues avaient changé de couleur, la réalité s'était brouillée, les sons n'avaient plus de signification, comme les odeurs, les images, et le souffle des voitures qui la frôlaient sans ralentir. Elle se redressa.

La mort fait partie de la vie.

C'était vrai. Ce n'était pas la première fois.

Elle repartit sans réfléchir, aveugle, un zombie sans conscience dans cette grande ville étrangère qui n'apportait que ruine.

Les affaires des autres (Laura Woodward - T1)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant