12. Jour après jour

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Décembre s'invita sur les traces de l'automne, froid et humide, accompagné d'une neige fréquente mais peu tenace, qui se dissipait dans la fumée des pots d'échappement. La nuit dévorait peu à peu le jour, les Trenans qui le pouvaient se repliaient dans leurs pénates, les autres luttaient.

À la morgue, on n'observait guère de grands changements. Des cadavres arrivaient la plupart des jours, parfois deux, parfois trois, et si les accidents de la route et les morts anticipées partaient vers l'hôpital Saint James, il restait suffisamment de travail pour occuper les deux légistes et leur assistant.

Ubis se rendait de temps en temps au Palais de Justice pour témoigner en tant qu'expert, supervisait Paul dans ses recherches, rédigeait ses rapports et des articles pour les revues scientifiques du champ.

Laura avait mis cet aspect du métier entre parenthèses depuis plusieurs années, mais cela avait fait partie de son discours pour justifier le départ à New Tren, aussi se décida-t-elle à reprendre d'anciens projets. Depuis sa thèse, elle s'intéressait aux signes qui permettent de distinguer le suicide de l'homicide, et elle avait deux études de cas à terminer. Une revue de la littérature s'imposait avant de poursuivre, de quoi occuper les heures creuses.

La santé d'Ubis semblait stabilisée, il toussait moins souvent, ne s'éclipsait plus que rarement. L'examen de ses dossiers médicaux n'avait rien donné, et pour cause : il n'y en avait guère. Ubis faisait partie de ces irréductibles qui avaient refusé l'informatisation de leurs données. Tout ce qui traitait de sa santé se trouvait donc, écrit à l'encre ordinaire, quelque part chez le médecin – inconnu – qu'il consultait. Il suffisait d'une petite croix dans une case pour que rien n'existe. Si Ubis avait un agenda, elle ne l'avait jamais vu, et elle se voyait mal l'interroger directement sur l'identité de son généraliste. Elle avait donc laissé les fouilles aux agents locaux, en espérant qu'ils dénichent quelque chose.

De son côté, elle demeurait sensible aux signes inquiétants. Quand il s'interrompait au milieu d'une phrase, quand sa respiration sifflait, quand il paraissait avoir un vertige en se levant, elle se figeait en miroir. Il lui décochait alors un regard atterré, elle le gratifiait d'une grimace éloquente, puis ils reprenaient leurs activités l'air de rien. Elle aurait dû lui proposer de se mettre en congé, d'avouer à tous, autour de lui, qu'il n'en avait plus que pour quelques mois, mais s'il était lié aux meurtres du fleuve, le temps était compté. Il lui semblait chaque jour plus improbable qu'il en soit le coupable – un a-priori, bien sûr – mais il en savait plus qu'il ne le disait. Et elle devait découvrir quoi et pourquoi.

Pour le reste, l'ambiance dans l'équipe de l'Institut était bonne, les techniciens compétents, Paul contrebalançait le sérieux d'Ubis de son humour logorrhéique. Ils formaient un curieux duo, mais Laura percevait l'affection que l'aîné avait pour son étudiant par de petites signes. Paul, sous des dehors parfois clownesques, était un garçon intelligent, et son tempérament solaire l'aiderait sûrement à affronter les couleurs sordides de leur quotidien quand il serait diplômé.

La seule ombre au tableau était l'hostilité à peine déguisée des deux inspecteurs principaux de la criminelle, que Laura était forcée de côtoyer bien trop souvent à son goût. Les compétences sociales de Julien Sorvet manquaient de finesse mais il la traitait avec une condescendance qui ne pouvait avoir qu'une seule origine : Jill Haybel. Laura ne comprenait pas comment, en quelques interactions, cette dernière avait pu à ce point la prendre en grippe. D'ordinaire, elle avait des rapports cordiaux avec les policiers, hommes et femmes ; certains, à Murmay, étaient même presque des amis.

L'idée qu'Haybel puisse être jalouse de sa présence, la craindre, même, paraissait absolument ridicule. L'inspectrice était jeune et jolie, le genre de femme qui aurait attiré les regards même vêtue d'un sac poubelle. Laura n'était plus allée chez le coiffeur depuis deux ans, ne savait pas comment appliquer du fond de teint (ou du mascara ou du rouge à lèvres) et achetait ses vêtements toujours dans la même boutique, sans plus devoir les essayer. Elles ne jouaient pas dans la même ligue, il fallait être aveugle pour en douter. De surcroît, n'importe qui pouvait juger de ce que dégageait Ubis dès qu'elle pénétrait dans leur repaire : il rayonnait.

Les affaires des autres (Laura Woodward - T1)Wo Geschichten leben. Entdecke jetzt