Chapitre 5

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Je regarde le jeune garçon disparaître sur sa bicyclette dans l'allée d'eucalyptus qui borde notre chemin de terre rouge. Papa a vendu tout ce qu'il possédait en Europe pour acheter cette ancienne ferme. Huit hectares, un petit point d'eau qui s'assèche à la fin de l'été, des kangourous, des wallabys, des kakatoès blancs dont l'envol sur la plaine ensoleillée ressemble à un ouragan de paix. Au loin, la mer s'étend à perte de vue comme une nappe turquoise qu'on aurait dressée sur l'horizon. Pour nous, cette terre recouverte d'une herbe sèche, dorée comme des épis de blé, représente le paradis sur terre. Papa utilise ses anciennes connaissances pour construire mon instruction, je ne suis pas scolarisée, mais je défie les programmes les plus élitistes. Mon instruction dépasse largement la moyenne. Il faut dire que j'ai un esprit différent des autres. À l'école, on m'aurait sans doute estampillée « élève à part » ou « H.P. ». Papa et Maman simplifient tout en me qualifiant tout simplement de « vive d'esprit ». Tant que mon intellect montre de l'appétit, ils le nourrissent. À dix ans, j'étudie des matières prévues pour le lycée. Cette vie me plaît, elle me plaît malgré son coût, car il y en a un. Un tribut lourd, pesant, créé de vide : d'amis de mon âge, je n'en ai point. Je ne côtoie que la fille de Randall, Loïs dont huit ans nous séparent... C'est aussi cela vivre à l'écart du monde.

Maman, quant à elle, vend des produits bio élevés sur nos terres, des confitures, des fruits mais aussi du pain. Elle possède cet amour de la nature, des légumes qui poussent et de bienfaits qui en fleurissent. Maman déploie une grande énergie pour les cultiver dans nos terres arides. Les récoltes sont maigres, alors, pour arrondir nos fins de mois, Papa et Maman louent des emplacements aux campeurs en mal de nature. De quoi rajouter vingt à cinquante dollars la nuit par emplacement. Nous vivions avec le strict nécessaire, autant dire que notre découverte dorée embellit toutes nos perspectives.

Le cours de mes pensées est interrompu par un nouvel arrivant.

Une berline allemande noire, une grosse cylindrée. Un modèle inhabituel pour la région. Les gens du coin roulent plutôt en pick-up avec quatre roues motrices et une prise d'air extérieure en cas d'inondations.

Le véhicule se gare et un homme aux cheveux blancs sort du siège passager. Teint halé, cheveux peignés vers l'arrière, dentition étincelante, le retraité lève un regard vers moi comme si, lui aussi, savait où me trouver. Un petit sourire se dessine, je ressens une sensation étrange. Ses yeux me transpercent comme si la distance entre nous rapetissait par sa simple volonté. Ce n'est pas un regard, c'est une agression et elle me foudroie. Déstabilisée, je dégringole et me retrouve par terre. Une étrange sensation s'immisce en moi, comme si on venait de me trifouiller l'intérieur. Un malaise, une gêne me colle à la peau. Une envie de pleurer m'assaille, ma gorge se noue. En bas, le carillon retentit.

Perdue, désorientée, les larmes perlent au coin de mes yeux. Fébrile comme une feuille morte balayée par un vent destructeur, je me traîne vers l'escalier. Descendre les quelques marches me coûte toute mon énergie. J'entends les brides d'une discussion virulente. Kiwi grogne, il aboie. Le ton monte et la voix de Papa tonne. Lorsque j'arrive au rez-de-chaussée, mon père est sur le pas de la porte et je l'entends crier :

— Ne remets plus jamais les pieds ici !


Le Garde RêvesWhere stories live. Discover now