Chapitre 2

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Ses jambes arquées témoignent d'une crispation maximale. Ses bras, prêts à me déchirer, se tendent dans ma direction. Pétrifiée, c'est à peine si je parviens à respirer. Son visage s'arrête à quelques centimètres du mien. Il serre les poings et murmure :

— Cette salope est ici, je pourrais le jurer.

Il respire, hume et renifle. J'ai l'impression qu'il me sent, mais... mais il ne me voit pas. Serais-je invisible ?

— Je pourrais jurer qu'elle est là, j'ai l'impression de sentir l'odeur de sa chatte.

Je retiens un haut-le-cœur.

— Elle est là, je le sais.

Un frisson me parcourt. Derrière lui, une voix, une voix que je connais. Doc.

— Justin, ça fait une heure qu'on se carapate dans l'antichambre. Elle pourrait être n'importe où...

Un nouveau rictus de fureur enlaidit son visage.

— Les ordres sont clairs ! Nous devons retrouver cette petite traînée. Et je ne partirai pas avant de l'avoir défoncée !

Décidé, il reprend sa route, il avance, il avance sur moi. Le contact est imminent, je serre les dents et ferme les poings, mais... mais il ne me touche pas, il... il me traverse, il me traverse purement et simplement. Je suis immatérielle, un peu comme du vent, un peu comme un nuage, un nuage de moi qui rencontrerait une montagne de haine. Il ne m'a même pas sentie. Il crache en direction de Doc :

— Allez viens, elle est toute proche, tu vas voir, ce n'est qu'une question de temps.

Doc avance et me traverse à son tour. À son contact, une étrange sensation me parcourt. Il s'immobilise, se retourne et regarde dans ma direction. Je n'en suis pas certaine, mais je pense qu'il m'a lancé un clin d'œil. La seconde qui suit, il disparaît dans le sillage d'un Justin acharné qui s'évertue à ouvrir toutes les portes.

Sans attendre, je m'élance dans la direction opposée. Je fonce, cours et pousse sur mes jambes pour m'écarter un maximum. Lorsque la distance est suffisante, je m'immobilise à proximité d'une lampe murale dont la lumière jaune meurt, absorbée par la moquette bordeaux et le tapis défraîchi sur les murs. D'un geste du poignet, le cadran de mon bracelet s'incline et dévoile mon reflet. Mon visage est pâle comme celui d'une moribonde. C'est à peine si je me reconnais. Je reprends mon souffle et rassemble mes esprits.

Concentre-toi Syd et effectue le rite d'éveil. Je plonge mon regard à l'intérieur de mes pupilles. Mes deux petites perles sombres sont d'abord minuscules. À mesure que j'immerge, elles s'agrandissent pour former deux puits. Alors que je m'apprête à plonger, une sensation désagréable m'éprend. Un trouble, une impression différente, palpable, me fait l'effet d'un « halte-là ». Ma traversée vers l'éveil ne se déroule pas comme auparavant. J'observe le noir de mes prunelles avec précaution. Ce que j'y trouve me glace le sang. Un reflet bleuté, un reflet aux allures de spectre plane en moi. Une forme étrangère, une forme mouvante, vivante et dotée d'une énergie propre. Comme si elle venait de me percevoir, la forme se retourne d'un mouvement vif. Elle m'observe à la manière d'un prédateur marin dans les tréfonds insondables de mon être. Cette entité me fait l'effet d'un vide aspirant. Plus je la regarde, et plus je me sens attirée. Je vois ce spectre bleuté grandir et se rapprocher dangereusement de moi. La sensation d'aspiration s'accroît et s'accompagne d'un affaiblissement général, un peu comme si mon âme s'évadait. Je me vide, mon essence fuit pour s'écouler à l'intérieur de cette... chose, je m'agrippe, mais glisse, non... Bientôt je ne serai plus... non... NON, je hurle :

— NOOOOOOOOON !

Au prix d'un effort incroyable, j'arrive à résister. Je me débats de toutes mes forces. Je racle tout ce qu'il me reste de capacité pour pousser un cri puissant. Je hurle à nouveau, et cette fois, me détache de cette forme spectrale. Rester debout se fait tout en vertiges. Ma lucidité vacille. Mes jambes sont en coton et une forte nausée s'empare de moi. Au loin résonne encore l'écho de mon cri retentissant. De retour dans mon hôtel décrépi, je tangue à la recherche de mon équilibre. Un bruit... Un bruit provient de derrière. Quelqu'un court dans ma direction.

— J't'avais dit que j'pouvais sentir cette salope ! Elle est là !!!

Merde, Justin ! Je rassemble le peu de force qu'il me reste et titube dans le sens opposé. Le souffle me manque, j'ai l'impression de vaciller, je m'arrête devant la première porte, l'ouvre et tombe sur la chambre de Loïs et d'Oswald, ils sont nus, en plein ébats. Loïs crie :

— C'était quoi ça ?!

Oz répond :

— Sûrement un courant d'air, viens, on a encore un peu de temps avant d'aller réveiller ta copine.

— Un courant d'air qui ouvre une porte ?

Loïs se dégage, se couvre, et se dirige vers l'entrée. Juste devant moi, son oreille manquante apparaît très clairement. Je blêmis. Non... Son visage est mutilé... un visage mutilé est synonyme de mort. J'ouvre la bouche, mais le souffle me manque, je ne parviens pas à articuler le moindre son. Dans le couloir, j'entends Justin se rapprocher.

Vite ! Leur chambre m'offrira un abri. Je tente de rentrer, mais Loïs me devance, d'un geste sec, voilà qu'elle referme la porte. S'ensuit un tour de clé. Prise au piège, j'aperçois Justin à quelques enjambées à peine, je me rue vers de nouvelles portes. Ma main vole au hasard des poignées. Verrouillées, verrouillées, verrouillées ! Encore et encore. Je m'arrête, le cliquetis d'un mécanisme dégage la voie. Victoire ! J'ouvre d'un grand coup. La réponse est immédiate. Une marée noire fond sur moi. Un flot de bêtes sombres se jette contre ma frêle stature. Des animaux... Des animaux me frôlent, me griffent. Je lève les bras pour me protéger et glapis de terreur. Des cris de chauves-souris strient le silence et viennent se mêler aux hululements de hiboux. Des corbeaux aux échos terrifiants volent et tourbillonnent. Leurs serres s'accrochent sur chaque partie de mon corps. Les ailes battent sur mon visage, les becs me pincent, me picorent et m'écorchent dans un envol aussi noir que le cauchemar dans lequel je me trouve. Dans une tentative désespérée, je tente de refermer la porte, mais n'y parviens pas. De plus en plus d'animaux s'extirpent de cette trouée comme d'un torrent noir sorti tout droit d'une caverne. Je vois d'immenses vautours aux becs noircis de charognes. Au sol, des chats foncés au regard perçant, des chouettes, des papillons de nuit gros comme des oiseaux, mais ce qui me terrifie le plus, ce qui me resserre les entrailles, c'est le mal invisible tapis au cœur de toute cette noirceur. À l'intérieur de ce portail sombre se cache quelque chose d'autre. Un crissement me parvient et déclenche un tremblement incontrôlable. Un frottement me rebrousse les poils, un peu comme une pierre qui aiguiserait du métal. Le bruit se rapproche. J'en viens à espérer que Justin me tombe dessus tant l'ombre grandissante me terrifie.

Je sens une main, une main puissante sur mon bras, je sursaute. Un homme d'une incroyable stature se tient à mes côtés, sa peau à la fois noire et claire, parsemée de pigments bleutés, me rappelle le garde habillé en pompes funèbres de tout à l'heure. D'un mouvement fort, il claque la porte et d'un seul geste, met un terme au cyclone infernal dans lequel je me débattais. En un instant, le tourbillon s'arrête et la menace s'éteint. Sans me lâcher, il plonge son regard dans le mien. Il me souffle :

— Réveille-toi Syd, réveille-toi.

J'ouvre les yeux. Kiwiaboie au pied du lit et Loïs est penchéesur moi.

Le Garde RêvesWhere stories live. Discover now