Chapitre 13

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Le deuil n'est pas une douleur immédiate, à vrai dire, dans les premiers instants on ne ressent presque rien. C'est un peu comme si le cerveau ne réconciliait pas encore l'annonce du décès et ses conséquences. La perte est connue, mais sa signification pas encore.

Le chagrin fait irruption à la manière d'une brûlure qui s'intensifierait sans cesse, qu'importe votre seuil de tolérance, l'insupportable se déverse sur vous comme de l'acide. L'incendie détruit, noircit vos profondeurs, et s'auto-alimente. Perdre son père, c'est perdre une partie de soi-même, bonne ou mauvaise. Ne reste qu'un vide, un vide qui se consume à petit feu laissant les parois de votre être dénaturées. Un mal de l'intérieur que seule la fin du deuil vaincra.

Dans la chambre, Loïs est grise comme une pierre tombale. Sur le lit repose une forme froide, rigide, figée, qu'un drap recouvre. Un frisson me parcourt, les larmes menacent mes paupières. Bientôt une odeur de mort se répandra dans la pièce. L'endroit reste silencieux et chaque son est comme démultiplié par un vide profond. Nous entendons le bruissement du papier et le frottement d'un stylo- bille, celui du médecin qui constate le décès. Oui, la mort est aussi administrative... Le praticien installé devant un bureau étroit remplit de la paperasse. À l'opposé, un employé s'affaire à ranger une pièce déjà impeccable. L'homme en costume était le chauffeur de Randall. Un monsieur que je ne connais pas bien, un homme qui trompe sa détresse par un excès de ménage. Je les observe tour à tour. Les occupants sont aussi froids que le cadavre. Ils sont comme éteints. Loïs et Oswald se tiennent l'un à côté de l'autre. Oswald me souffle à l'oreille :

— Il est décédé cette nuit dans son sommeil d'un arrêt cardiaque ou d'une rupture d'anévrisme, on ne sait pas trop.

Le vieux praticien a l'ouïe fine et répond la tête toujours penchée sur ses formulaires :

— Randall était en parfaite santé, son cœur pouvait encore tenir vingt ans.

La chemise à carreaux du docteur lui donne des airs de vieux cowboy. Il regarde intensément Oswald.

— Une mort si soudaine est vraiment étrange. Nous devrions peut-être envisager une autopsie.

D'un sourcil levé, il sonde Loïs. Elle répond d'une voix glacée :

— Bonne idée docteur, faites les démarches.

Le Ranger au stéthoscope approuve et sort de nouveaux papiers. Je m'approche de mon amie et lui souffle.

— Je suis vraiment désolée, Loïs.

Ses yeux se ferment. Face au silence, je ne sais que dire.

— Je... Je crois que... mon cauchemar de cette nuit l'a tué.

Le médecin tend l'oreille. Loïs m'interrompt, me tire à l'extérieur et ferme la porte.

— Syd...

Elle m'entraîne plus loin dans le couloir pour s'écarter des oreilles indiscrètes.

— Tu dois faire attention à ce que tu racontes en public... Oz et moi sommes les seuls à comprendre tes capacités. N'importe qui d'autre interprèterait tes visions comme de la préméditation.

Je la regarde perplexe.

— Tu ne dois plus dire un mot sur ta connaissance de la mort de Papa...

Au mot « Papa », ses yeux se gorgent d'eau. Elle retient son souffle avant de poursuivre :

— ... sans quoi toi et moi serions suspectées de meurtre.

Je secoue la tête.

— Loïs, c'est absurde, tout le monde sait que tu aimais ton père.

— Mon père était à la tête d'un empire financier dont je suis l'unique héritière. Tout le monde savait qu'il était dur avec mon petit copain. De ton côté, il t'a expropriée...

J'ouvre la bouche, mais ne sais que répondre, je n'avais pas vu les choses sous cet angle.

— Nous avons toutes les deux un sérieux mobile et le docteur a flairé quelque chose de louche.

— Mais enfin, c'est n'importe quoi...

Je me mords les lèvres. Quelle idiote ! Je suis censée la soutenir et au lieu de cela, je multiplie les boulettes. La porte s'ouvre. Le médecin quitte la chambre. Son regard inquisiteur se pose sur nous alors qu'il marche dans notre direction.

— J'ai laissé les documents sur le bureau. Je vais rentrer et prendre contact avec les pompes funèbres pour l'autopsie. J'aimerais rester personnellement informé des résultats, si vous êtes d'accord.

Loïs répond avec assurance.

— Bien sûr docteur. J'ai dû sortir de la pièce, la douleur était trop forte ; d'ailleurs si vous n'avez plus besoin de moi, je vais me retirer dans mes appartements.

Le praticien plonge vers sa large mallette et en ressort une feuille et un stylo.

— Juste une signature pour l'autopsie.

Loïs paraphe en un tour de main, et salue le docteur qui nous quitte d'un pas décidé. Loïs se met à son tour en marche et m'entraîne dans son sillage. Nous arrivons à hauteur de sa chambre. La porte se referme et son visage devient dur comme de l'acier. Ses yeux rétrécissent et leur couleur océane prend la teinte de l'orage.

— Que sais-tu Syd ?

— Comment ?

— Sur la mort de Papa, tu as dit savoir quelque chose !

Les images du cauchemar me reviennent en flashs. Dans mon esprit, le visage du « SS » s'illumine en gros plan.

— Je sais qui l'a tué et je pense que ton Papa n'était pas la seule victime de la nuit.

Je lui raconte en quelques mots mon cauchemar. D'un sang-froid incroyable, Loïs se dirige vers son bureau, ressort le carnet bleu où sont consignés mes rêves précédents. Elle l'annote autant qu'elle le peut avec mes nouvelles explications. L'essentiel de mon récit compilé, elle relève des yeux alarmés vers moi.

— Une victime de plus ? Le garde ?

J'acquiesce gravement.

— Si je ne me trompe pas, c'est celui qui nous a accueillis, John et moi, le premier jour.

Loïs s'écarte, se dirige vers la fenêtre. Elle plonge son regard sur la cour intérieure comme si elle tentait d'y visualiser la scène. Une ombre passe d'un pas vif en direction d'un véhicule. Elle suit des yeux le médecin. Au moment de grimper dans sa voiture, il se retourne et adresse à Loïs un regard clair, limpide, de ceux qui vous disent : Je ne lâcherai pas l'affaire. Mon amie se tient droite et le dévisage. D'une main assurée, elle saisit son smartphone et compose un numéro. Les bribes de conversation m'indiquent qu'elle est en contact avec la directrice des ressources humaines de la compagnie minière. Lorsqu'elle raccroche, un rictus de haine défigure son profil. Toujours orientée vers la fenêtre, elle me dit d'une voix cassante :

— Il y a bien eu un décès inexpliqué, une crise cardiaque ou une rupture d'anévrisme chez un de nos employés, un homme dans la fleur de l'âge, sportif et père de trois enfants.

Elle se retourne et avance vers moi comme si j'étais la cause de tous ses maux. Ses mains foncent en direction de mes épaules qu'elles empoignent.

— Débrouille-toi comme tu veux, mais retrouve-moi ce salopard.

Le Garde RêvesWhere stories live. Discover now