Chapitre 14

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Je me suis cloîtrée dans ma chambre, les tentures sont devenues des paupières que j'ai refermées. Sur la table de nuit, un verre d'eau et une plaquette de somnifères délestée de deux comprimés témoignent de ma détermination. Randall ne méritait pas son sort. Ma protection lui aura coûté la vie. Un prix lourd, douloureux, aussi irréversible qu'intolérable, un prix que nous comptons bien répercuter. Les souvenirs de mon coma sont encore bien ancrés en moi. L'expérience du rêve, dans les appartements de Justin, m'avait enseigné que seul un sommeil profond permettait une immersion complète.

Ce soir, je n'ai pas hésité. Loïs m'a fourni les pilules nécessaires, de quoi forcer les dernières barrières de ma conscience. Je m'allonge, un vertige s'empare de moi, l'opiacé fait son effet. Aujourd'hui, je plonge la tête la première vers l'origine de tous mes maux. Je veux connaître la cause de tout ceci, quoi qu'il en coûte.

Du noir, un noir épais, palpable, goudronneux, une matière qui m'enveloppe, qui m'étouffe. La gravité se modifie. J'ai l'impression d'être en altitude sans savoir si je suis en train de tomber ou de m'écarter du sol. Un vide obscur et sans fond m'entoure à la manière d'une caverne sans parois. Je ne distingue rien à l'exception d'un petit pointillé. Oui, là, tout au fond, un point lumineux transperce le lointain. La tache grandit peu à peu, elle s'étale pour former une flaque, une nappe, un lac, un océan et dans la seconde qui suit, une clarté éclatante m'éblouit.

Je plisse les yeux, un vent frais souffle sur ma peau. Le soleil radieux s'accorde parfaitement à ma tenue légère. Je suis sur une terrasse, un rooftop, un toit, le toit d'un building. Immense, la construction dépasse l'entendement et surplombe une ville infinie. Qu'importe la direction de mon regard, les bâtiments s'étendent à perte de vue. Tantôt colorés, tantôt pentus, certains se propagent horizontalement à la manière de vastes entrepôts industriels. D'autres culminent à en chatouiller les nuages, mais aucun, aucun n'approche la cime du building que je foule.

Un applaudissement interrompt ma contemplation. Je me retourne, une cage d'ascenseur s'est ouverte en plein milieu de la terrasse. Un homme d'un âge avancé en est sorti et bat des mains. Il me sourit comme s'il applaudissait un artiste à la fin d'un spectacle.

— Sydney... Sydney... Sydney, bravo !

Un étrange sentiment m'assaille alors que je découvre le nouvel arrivant. Cheveux blancs, yeux clairs perçants, un teint légèrement hâlé qui s'accorde parfaitement avec son costume en lin beige. Son visage...

— Je... Je vous connais...

Il s'immobilise à une distance raisonnable.

— Sydney, tu m'épates de jour en jour...

— Je vous ai déjà vu...

Sa bouche se fige sur un sourire patient.

— Vous... vous avez rendu visite à mon père... le jour... le jour de l'accident.

À l'évocation du mot « accident », un éclair sombre passe dans le bleu de son regard. L'instant d'après, il arbore à nouveau cette mine flegmatique et paisible de papy gâteau.

— Je vois que ces six années n'ont pas ramolli ta mémoire. C'était bien moi Sydney, j'étais venu voir ton père, j'étais venu te voir...

Me voir ?

— ... j'étais venu le mettre en garde.

— Qui êtes-vous ?

— Qui suis-je ?

Sa dentition étincelle.

— Mais Sydney, la réponse est évidente, tu n'as pas encore deviné ? Je suis Pierre, le Garde Rêves.


Le Garde RêvesWhere stories live. Discover now