Chapitre 10

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Dans le salon, l'univers de Randall dévore toutes les conventions entendues sur le bon goût et la décoration d'intérieur. Sur un pan de mur, une énorme mâchoire de requin engloutit le moindre espoir d'élégance alors qu'en face, les harpons et d'immenses hameçons scintillent dans l'attente de se ficher dans une gueule. Tout autour, des trophées de poissons disséminés affrontent des cannes à pêche dans un chaos discordant. Au sol, le carrelage en terre cuite absorbe la lumière pour ajouter aux natures mortes une ambiance assombrie. La pièce, pourtant très grande, oppresse ses occupants par son agencement surchargé.

Installée sur un divan en velours couleur tabac, je réprime mes pulsions de fuite. Face à moi, deux agents de police m'observent.

L'expérimenté, maigrelet et chauve, me sonde d'un regard vert quasi vitreux irrigué par un réseau de vaisseaux capillaires rouge sang. Ses mains osseuses s'arcboutent sur ses rotules qu'il tapote de manière arythmique. Il me fout carrément les boules.

La nouvelle recrue, cheveux coupés courts, rasé de près, regard sombre, une gueule de casseur, mais propre sur lui. Ce visage évoque quelque chose en moi, mais l'autre gériatrique aux allures de vautour me prive de ma concentration. Le jeunot me tend une enveloppe. Je l'accepte d'un geste incertain.

— Voici vos papiers que nous avons retrouvé dans votre véhicule accidenté. Nous y avons ajouté un certificat du tribunal qui certifie l'extension de validité de votre passeport. Il a expiré l'année dernière.

Il se racle la gorge.

— Dans notre base de données, vous étiez considérée comme... décédée. Il faudra vous mettre en règle avec l'administration dans les six mois pour que tout soit établi en bonne et due forme. Mais en attendant, vous pourrez circuler avec ceci.

Je le remercie d'un timide mouvement du menton. Je ne parviens pas à me détendre. Son collègue m'oppresse. Ses prunelles ne sont qu'accusations silencieuses. Une aura vindicative émane de cet homme et le moindre de mes faits et gestes semblent analysés dans une attitude malsaine. Il prend la parole. Sa voix est un susurre qui me siffle aux oreilles:

— Pourriez-vous me raconter à nouveau votre éveil ?

— Encore ?

— S'il vous plaît...

Il sourit à peine, pour la forme. L'ex-boutonneux, quant à lui, oriente un dictaphone dans ma direction. Je raconte pour la énième fois mon éveil, l'hôpital, l'agression, l'évasion en fauteuil roulant.

— Ce soi-disant John, pourriez-vous nous en dire plus à son sujet ?

Un malaise s'abat sur mon sang-froid.

— Il est venu me mettre en garde. Selon lui, des personnes mal intentionnées seraient intéressées par mon réveil. C'est grâce à lui que je suis revenue ici, chez mes proches.

— Près de quatre semaines se sont écoulées entre votre évasion et votre arrivée ici...

Mes bras se croisent d'un mouvement sec, comme si je venais de resserrer mes lacets.

— Vous cherchez quoi au juste ?

Crane d'œuf m'adresse un sourire jaune. Je crois distinguer des reflets violacés sur ses gencives.

— Nous vous cherchions vous.

Plus il me regarde et moins je me sens en sécurité.

— Vous connaissez cet homme ?

Il me tend une photo, je le reconnais.

— C'est la blouse blanche dont je vous ai parlé. Cet inconnu a voulu m'injecter un produit au réveil. Sans l'intervention de John, qui sait ce qui serait advenu ? J'étais encore une « Jane Doe » à l'époque, je serais sans doute disparue, pour de bon cette fois.

Le sourire du policier devient carrément macabre.

— Ce médecin est décédé dans votre chambre d'hôpital, on l'a retrouvé avec une aiguille plantée dans le cou.

Ses mains osseuses agrippent ses genoux. En une traction, il avance son visage dans ma direction pour m'offrir un gros plan sur les veines de son cou.

— Nous avons épluché la vidéosurveillance de l'hôpital. Vous êtes sortie seule, par vos propres moyens. Votre John n'existe pas et vous, chère demoiselle, vous êtes suspectée de meurtre.

L'annonce me fait l'effet d'un seau d'eau froide. J'ai l'impression d'être nue sur le métal glacé d'une table d'autopsie. Les yeux du flic ont le reflet d'un scalpel dans lequel je verrais ma dissection en cours. Seule ? Sortie seule ? Impossible. John était là, il doit y avoir une erreur, une explication. Je ne l'ai pas rêvé, j'en suis sûr.

— Vous avez des preuves de ce que vous me racontez ? Un mandat ?

Silence. J'enfonce le clou juridique :

— Je me demande ce qu'un juge penserait de votre histoire. Une gamine qui sort d'un coma de six ans en mesure d'assassiner un homme bien bâti et de quitter l'hôpital par ses propres moyens. Vous n'avez rien trouvé d'autre ?

La mine du policier vacille. Sous le masque, je pourrais presque lire de la fureur. Le plus jeune quant à lui plonge le nez dans son calepin. Mais bon sang ! Où ai-je déjà vu ce garçon ?

Je poursuis :

— Quant à John, il vous suffit d'interroger les gens d'ici, c'est lui qui m'a amenée. Il y a une foule de témoins.

La réponse du policier fuse.

— Parlons-en des témoins. Randall et... comment s'appelle-t-il déjà ?

L'adjoint souffle :

— Oswald.

— Ah oui, Oswald.

À l'évocation du prénom, le policier allonge inconsciemment le bas de sa mâchoire pour imiter le chimpanzé.

— Laissez-moi vous dire chère jeune fille que ni Randall, ni Oswald ne peuvent confirmer l'identité de ce « John ».

Mon cœur rate un battement, mais je ne laisse rien paraître.

— Interrogez le garde à l'entrée, il lui a donné ses papiers.

Le policier affiche un visage constipé.

— Randall ne nous a pas permis d'accéder à son matériel de surveillance, ni de nous entretenir avec son personnel... et...

Je me lève exaspérée.

— Et vous n'avez pas de mandat.

Sans attendre, je me dirige vers la porte.

— Je ne vous retiens pas messieurs, je vous dirais bien « au plaisir », mais mentir n'est pas dans ma nature.

J'appuie ma phrase d'un regard soutenu.

— Bonne soirée.


Le Garde RêvesWhere stories live. Discover now