Chapitre 34

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Le sentier sinue au travers d'une nature insaisissable. Les araignées Wolf-Spiders m'observent, tapies à l'ombre de leurs crevasses. À mes pieds, un lacet dans la terre sablonneuse m'indique le passage récent d'un serpent, sans doute un Brown Snake. Mon regard ne s'accroche pas à ces détails. L'Homme oublie souvent que la vie sauvage n'a d'agressif que l'image dépeinte par les néophytes ignares. L'ignorance entraîne la peur, l'incompréhension, la colère, la haine. Pour nous, les habitués du Bush, la différence entre les mots « dangereux » et « agressifs » est aussi claire que l'eau que nous chérissons. Nombre de créatures pourtant mortelles ne demandent qu'à vivre en paix. À la maison, Papa avait pour habitude de garder une demi-douzaine d'araignées « Huntsman ». Larges comme ma paume et grosses comme des souris, elles nous débarrassaient des cafards. Vivre en harmonie avec la nature commence par la respecter. Reconnaître la puissance de ses courants marins, la nécessité de préserver ses marécages inconstructibles et comprendre que derrière une faille se cache peut-être une montagne qui ne demande qu'à en jaillir.

La barrière arborée s'estompe autant que le fil de mes pensées. Une crique en forme de demi-lune s'ouvre à moi. Le bleu de l'océan s'étend à perte de vue. La baie s'offre à mon regard en un dégradé verdoyant. Une bande turquoise épouse les premiers mètres de plage en un signe de pureté que seules de rares côtes préservent avec pareil éclat.

Le sable roux s'enfonce sous mes pieds, des grains tendres à la texture de cassonade. Un vent frais se prend dans mes cheveux. J'écarte un peu les lèvres et reçois le sel comme un signe de bienvenue. Mon regard balaie le littoral. Je suis seule, entièrement seule. Oswald et Loïs sont restés en retrait, je pense qu'ils souhaitaient profiter de l'absence de Coche pour se retrouver. Mon amie avait cet air coquin qui ne m'a pas échappé.


Je souris et ôte ma tenue. Ma poitrine se dresse sous la caresse du vent. Mon tee-shirt retombe sur le sol. À ses côtés, repose une petite protubérance gélatineuse aux reflets bleutés. Une Blue Bottle, un siphonophore qui, malgré les apparences, n'appartient pas à la famille des méduses. Sa piqure reste néanmoins très douloureuse. J'observe la surface de l'eau, car, contrairement à leurs cousines, elles sont visibles du bord. Rien à signaler. La marée descendante les a déposées sur le sable, elles repartiront à marée montante. D'ici là, ma baignade sera sans danger.

Les rouleaux moussants me rafraichissent le corps et l'esprit. L'eau a la propriété d'emporter avec elle les impuretés qui nous recouvrent. Les vagues puissantes menacent de me balayer à chaque remous. L'eau perle sur mon visage alors qu'un nouveau rouleau se rapproche. Je reprends mon souffle et plonge à sa base, juste avant qu'il ne s'abatte sur moi. Mon corps à l'abri sous l'eau ne ressent pas la déflagration salée qui éclate sur la ligne de flottaison. À peine la tête sortie qu'une seconde vague s'annonce. Je réitère la manœuvre et m'enfonce sous l'eau. L'exercice est aussi revigorant qu'épuisant. Une saine fatigue s'empare de moi et l'énergie dépensée à chaque immersion évacue avec elle son lot de tension.

Les minutes s'écoulent et peu à peu, les sensations de plénitude, d'assouvissement et de bien-être sont atteintes. La baignade m'a rendu le sourire. Allez ma belle, il est temps de rentrer. Je me retourne pour rejoindre le bord lorsqu'une silhouette dressée sur le sable alerte mes sens. Un homme... Un homme se tient braqué dans ma direction comme le canon d'une arme. Par réflexe, je tente de camoufler ma présence et maintiens mon visage aussi proche de l'eau que possible. Je suis nue, et je suis certaine de ne pas avoir affaire à Oswald ou Coche. L'inconnu garde le visage rivé dans ma direction, il n'y a pas de doute, je suis repérée. Se pourrait-il que les hommes de Pierre aient retrouvé notre trace ? Sans le réaliser, la succession de vagues me pousse, à chaque à-coup, un peu plus vers la plage, un peu plus vers l'inconnu. Peu à peu, le visage du visiteur se précise. L'inquiétude laisse place à l'excitation. Dans ma poitrine, les battements de mon cœur s'accélèrent. Je n'aurais jamais cru le voir, le revoir, ici, dans le monde de l'éveil. Lui. Lui ici. Sa présence doit sans doute signifier quelque chose. Un croisement prophétique, une nouvelle charnière du destin, un acharnement du sort à rendre providentielle cette fatalité qui semble amenée à nous réunir encore et encore. Qu'importe les grands desseins, en moi une idée s'installe. Peut-être est-ce la dernière fois. Peut-être ne le reverrai-je jamais plus. Je décide de ne plus perdre de temps, je décide de vivre et de laisser exploser chacun des battements de mon cœur. Mes pieds atteignent le fond, je me redresse, l'eau dégouline sur mon corps vierge que le soleil fait scintiller de mille feux. Incertaine et pourtant sûre de moi, j'avance. J'avance vers lui. Même lorsque nos chemins s'opposaient, John et moi n'avons fait que nous rapprocher l'un de l'autre, et aujourd'hui, dans le plus pur des instants, nous nous unissons.


Le Garde RêvesWhere stories live. Discover now