Chapitre 13

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Avant de le voir, nous l'avons entendu. Le son d'un puissant moteur V12 qui consomme dix-sept litres aux cent. L'énorme pick-up noir nous éblouit avec ses pare-chocs chromés, véritables miroirs réfléchissants sous ce soleil étincelant.

Dans le bac arrière, deux agents de la sécurité se cramponnent, prêts à bondir au moindre signe de danger. Les pneus crissent et le véhicule s'immobilise.

Les gardes sautent sur le sol, leurs yeux sont des viseurs et se fixent sur nous. Lorsque la porte du conducteur s'ouvre, je découvre cette silhouette inchangée, noueuse comme un Oranger des Osages. Pantalon de travail, chemise à carreaux et chapeau de Ranger, identique à mes souvenirs, seule la voiture dénote.

Sur le chemin, il s'avance, ôte son couvre-chef et m'observe à distance de son regard bleu perçant. Après plusieurs longues secondes, il murmure:

— Dieu merci.

*

Dans le salon, les tasses de thé libèrent une vapeur chargée d'un discret parfum de jasmin. Notre hôte a demandé à John de patienter dehors, il voulait s'entretenir avec moi en tête-à-tête. Depuis, il ne parvient pas à décrocher son regard de mon visage. Pour ma part, je suis sous le choc. Randall m'a accueillie à bras ouverts. Pour la première fois depuis des lustres, je me reconnecte avec ma vie passée. Bien que l'environnement ait complètement changé, je me sens à nouveau chez moi, preuve que ce sont les relations humaines qui fixent les choses et non les cloisons de béton. J'ai le réflexe incessant de toucher la base de mon cou, mes doigts ne rencontrent que ma peau. Je ne suis pas en train de rêver.

Randall nous a expliqué que ma maison n'existait plus. Je me serais bien insurgée mais l'énergie me manquait, alors, je l'ai laissé poursuivre. Randall a annexé la propriété de mes parents à la sienne. Elles ont fusionné pour transformer cette immense terre aride de quarante hectares en véritables mines d'or. Galeries, pelleteuses, camions, bref une véritable exploitation minière. Les extracteurs soutirent plusieurs kilos de métal précieux par mois. Randall est devenu l'homme le plus riche de la région et sa société grossit de jour en jour.

Il s'assied devant moi. Les quelques cheveux blancs qui encadrent encore sa calvitie lui donnent ce côté sage qu'ont les gens expérimentés. Derrière lui, la baie vitrée me dévoile une partie de mon jardin, industrialisé.

— La disparition de ta famille a été un drame pour tout le village mais, surtout pour moi.

Il se racle la gorge.

— Si je n'avais pas demandé à ton père de forer à nouveau pour trouver de l'eau, vous n'auriez probablement jamais eu cet accident de la route.

Silencieuse, je me mords les lèvres. Qu'en est-il de ma propre responsabilité ? C'est moi qui ai poussé pour que le forage se fasse. Ma vision a modifié le cours des choses et cet accident est ensuite arrivé. Les paroles de John sur l'interprétation me reviennent en mémoire. Mes prédictions ont induit des événements irréversibles, aux conséquences funestes. Indirectement, je suis responsable de la mort de Maman. Un roc pointu se bloque dans ma gorge. John avait raison, absolument raison. Nous n'avons pas la mesure de cet avenir que nous influençons. Il vaut mieux parfois se taire. En réalité, prédire le cours du temps ne nous appartient pas. Je m'en veux. Je secoue la tête et porte la tasse de thé aux bords de mes lèvres. Dès que nous sortirons de cette pièce, je m'excuserai, John ne méritait pas pareil comportement.

Randall poursuit, il semble chargé d'un poids qu'il n'a pas fini de mettre à table :

— J'ai toujours cru que tu étais en vie. Mais les recherches n'ont rien donné...

Un nouveau silence. Il se lève et se campe devant la fenêtre.

— J'ai fait en sorte que ta Maman ait un enterrement digne de ce nom. Parfois, lorsque j'ai le cœur gros, je lui apporte des fleurs...

Un frisson me parcourt alors que pour la première fois de ma vie, je vois Randall ému.

— Tu sais, Syd, je suis un homme pragmatique, je ne suis jamais passé par quatre chemins.

Sa phrase n'attend pas de réponse alors je me tais.

— J'ai pris possession de vos huit hectares pour mettre sur pied l'exploitation.

Alors qu'il parle, on frappe à la porte.

— Entrez !

Un homme brun, coiffé court, entre dans la pièce. Un menton volontaire, il pourrait presque être beau garçon si sa carrure trapue et sa démarche simiesque ne gâchaient pas sa dégaine. J'ai l'impression de le connaître. Au bout de ses bras trop longs, se balance une petite valise en cuir. De manière bourrue, le jeune homme la dépose sur la table avant de disparaître.

— Merci Oswald.

Oswald ?! Randall se frotte l'arrière du crâne, les yeux rivés vers l'horizon.

— Oh bien sûr, ça a fait du foin.

Mais oui, pas de doute, c'est bien lui ! Qu'est-ce qu'il fait ici ?!

— Je m'approprie les terres d'un autre pour en tirer l'or. D'ailleurs, il y a un type du Gouvernement qui s'est pointé.

Je n'ai pas l'impression qu'il m'ait reconnue... Randall se tourne vers moi. Mes pensées reviennent vers la discussion.

— Ce rond de cuir a voulu poser des scellés sur la première galerie qui démarrait de ton jardin, à l'endroit où ton père avait trouvé l'eau...

J'approuve de la tête, le souvenir de l'emplacement est encore très clair dans mon esprit. Randall s'enflamme :

— Eh bien ce rondouillard de fonctionnaire, ce sac à merde s'est cru tout puissant. Il est arrivé avec ses interdictions et il s'est pris mon poing dans la gueule !

Un silence.

— Il ne l'a pas très bien pris... Après notre... altercation, il n'en est pas resté là. J'ai appris qu'il allait porter plainte et que je serais probablement exproprié.

Il ricane.

— J'ai effectué une expédition punitive dans son domicile. Ça s'est nettement moins bien passé pour lui. Mais nous n'avons plus de soucis avec le Gouvernement.

Il hausse les épaules.

— C'est comme cela que ça se passe ici. On règle les choses entre hommes. Mais j'imagine que je ne t'apprends rien.

Satisfait, il revient vers la table et pose ses yeux sur moi.

— Écoute, Syd, c'est moi qui ai tout mis en place, il n'y a pas de raison pour que les choses changent, tu comprends ?

Il se dirige vers le porte-documents. D'un geste las, il en tire un petit dossier et un stylo.

— Voilà les papiers qui m'autorisent à exploiter ton sol. Il ne manque plus que ta signature pour que tout cela devienne entièrement légal. La contrepartie financière est substantielle, tu n'y perds pas au change, crois-moi.

Il me tend la paperasse. Je la lis en diagonale, j'hésite une fraction de seconde et puis je signe. Le papier scellé par mon accord, il se dirige à nouveau vers la baie vitrée. Randall soupire de soulagement.

— Ton père a tout fait pour moi. Quand mes bêtes étaient en train de crever à cause de la sècheresse, il a été à la hauteur de sa parole d'Homme. Pour moi, c'est tout ce qui compte. Je ne l'oublierai jamais, tout comme je garderai à l'esprit que la fortune que je bâtis vient de votre découverte. Sydney, chaque dollar gagné te revient en partie.

Sa tête se penche sur le papier que je viens de signer. Il m'annonce d'un ton las :

— Félicitation Sydney, tu viens d'acquérir une fortune d'environ deux milliards de dollars.

Le Garde RêvesWhere stories live. Discover now