Chapitre 5

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Mardi — douze heures

Fuir, courir, déguerpir, disparaître pour s'échapper, pour éviter une nouvelle fois d'être la freak, l'être à part, celle qui balance des phrases que personne ne comprend. Mes yeux piquent alors que mes bottes claquent sur un trottoir terne. J'abandonne l'appartement et ses environs arborés pour rejoindre le centre. Un regard vers le ciel ne me dévoile que grisaille, la pluie menace de s'abattre. Je me sens sale, moite, laide et idiote. Qu'ai-je fait ? Bon sang ! Élo avait raison, je n'aurais jamais dû sortir hier soir. Élo... elle doit être morte d'inquiétude. Je rallume mon smartphone, douze nouveaux messages. Je pianote un texto rassurant :

— Salut Élo, pas mal de trucs à raconter, mais je gère.

Je gère... Tu ne gères rien du tout, là ! Un croassement s'échappe de mon estomac. Je n'ai rien avalé depuis hier midi. Nouveau texto :

Je commande à manger et je rentre. RDV en classe à 14h. Des bisous.

Les premières gouttes de pluie sur mon visage viennent achever le travail, mon moral est bel et bien mort, tout comme la batterie de mon smartphone d'ailleurs. L'humidité s'accroît. Avec cette tenue légère, d'ici quelques minutes, j'aurai des allures de torchon. La rue oblique vers une artère importante. Une chaussée en pavé grimpe sur près de cinq cents mètres pour aboutir sur la Grand-Place.

Au coin d'un carrefour, bonheur, une enseigne chaleureuse.

« Chez Joanna ». Une baie vitrée avec un lettrage orangé annonce une boulangerie. Je distingue quelques tables et des clients. Sans me poser de questions, je passe la porte de verre. Un carillon m'accueille de ses notes guillerettes. Un comptoir translucide protège les pâtisseries étincelantes. Glaçages à l'ancienne, pains cuits sur pierre. La boutique respire les effluves de café, de céréales, de vanille, de quoi revigorer les cœurs lourds. Rentrer dans cette boutique me donne l'impression de m'enfouir dans un drap chaud, de quitter la pluie pour venir me blottir dans les bras de Maman.

— Ça va ma grande ? Tu as l'air perdue.

Plantée au milieu de la boutique, je réalise que le dernier client vient de récupérer sa commande, c'est mon tour. J'adresse un sourire gêné à la boulangère, Joanna. Grande, fine, mais énergique, elle a cet air farouche qu'ont les artisans indépendants. Son pain, elle le gagne par la force de son travail. Le courant passe immédiatement. Je plisse les yeux en direction du tableau noir qui surplombe le comptoir. Le menu inscrit à la craie est interminable.

— Euh désolée mais je viens d'arriver en ville. Je... meurs de faim. Il vous reste des croissants ?

Elle ne dit rien pendant quelques secondes. Ses yeux détaillent les restes de pluie dégouliner de mes cheveux. Ma tenue éponge dégorge. Elle me lance un regard entendu en direction d'une banquette.

— Va t'asseoir, j'arrive.

Je me dirige vers la place désignée. Un siège moelleux, un radiateur ardent et une atmosphère bienveillante. Je prends une serviette et entreprends de m'éponger le front. À peine ai-je fini qu'un plateau glisse sous mon nez. Un sandwich coupé en diagonale, des crudités, un bol de soupe fumant et une demi-bouteille d'eau.

— Allez avale ça, ça va te remettre et puis si tu veux un conseil... prends une bonne douche et fais le tour de l'horloge. Dans cet état, tu ressembles à Kiwi.

L'image de mon ancien chien apparait dans mon esprit.

— Kiwi ?

— Un SDF notoire, un habitué...

Sans rien ajouter, Jo me laisse. Perplexe, je goûte la soupe. D'abord avec prudence, ensuite avec avidité. Le breuvage brûlant me revigore. À la manière d'un bain bouillant, j'ai l'impression qu'il me réchauffe le sang. J'attaque ensuite mon sandwich. Aubergines et poivrons confits à l'huile d'olive, mozzarella de qualité et des p'tits trucs croustillants dedans... indéfinissables, mais trop bons.

Mon repas englouti, je ramène mon plateau au comptoir et glisse la main dans la poche pour en sortir mon portefeuille.

— Oublie gamine, la première c'est pour moi. T'inquiète, j'suis déjà passée par là.

Abasourdie, je n'arrive pas à formuler de réponse cohérente :

— Ben... euh, enfin... vous êtes sûre que...

— La seule chose que je te demande, c'est de revenir pour me rapporter ça.

Sorti de nulle part, elle me tend un parapluie et dans un sourire quasi maternel me souhaite une bonne fin de journée.


Le Garde RêvesWhere stories live. Discover now