Chapitre 39

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Wellington n'a de capitale que sa première lettre. Loin des centres d'affaires et des interminables rues commerçantes, il émane de ce centre urbain une atmosphère calme, routinière, presque maussade.

Notre passage s'est déroulé sans encombre, les prévisions de Coche sonnèrent à nouveau justes, à la différence près que mon trajet s'est déroulé sans stupéfiant.

Julien a hélé un taxi et a demandé à rejoindre le « Te Papa Museum ». Tel un chef de gare, Coche aiguille notre voyage d'un bout à l'autre, ne demandant l'intervention de Loïs que lorsqu'il s'agit de régler une addition. Mon amie a récupéré les liasses et opère comme la trésorière du groupe. Oswald, quant à lui gère nos communications. Un smartphone muni d'une carte prépayée lui permet d'éplucher les dernières nouvelles. Jusqu'à présent, rien d'inattendu ne vient perturber l'actualité australienne. Notre sursis semble se prolonger... Jusqu'à quand ?

Le taxi nous dépose sur Cable Street, artère importante pourtant déserte à cette heure indue.

Un vent glacé s'infiltre entre les mailles de nos survêtements. La rosée mordante nous rappelle la différence climatique qui sépare les Kiwis des Aussies*.

Le musée se situe sur la berge, non loin des quais de plaisance, où nous subissons les assauts d'un vent provocateur. Mon regard se perd sur l'horizon. Un disque orangé se lève sur les collines avoisinantes. Sa couleur corail recouvre le paysage de ses notes pastel et embellit le tableau sous la patine d'une aube nouvelle.

Un regard échangé suffit à mesurer l'importance du moment. Oswald, Julien, Loïs et moi, le courage en bagage, mais les souliers emplis de doutes, sommes comme figés au pied de ce musée à l'architecture moderne. Le temps se suspend comme si pénétrer dans cet antre signait un changement irréversible, une mutation, une frontière, une ligne tracée dans notre histoire, un avant et un après, encore un.

D'un simple signe de tête naît le signal et sans plus attendre, je m'élance la première en direction de l'entrée.

Derrière le reflet de la baie vitrée, le dos courbé sur son chariot d'entretien, un technicien de surface semble nous attendre. À notre arrivée, il se redresse et déverrouille la porte. Sa peau sombre me rappelle celle de Rua, le Garde Morts. L'employé bâti comme un lutteur possède un regard doux. Sa voix emplie de miel résonne comme un chant.

— Seule la fille est attendue.

Ses mots s'accompagnent d'un sourire. Ce qui pourrait s'interpréter comme une interdiction se transforme en invitation. Le geste de la main à mon attention respire l'hospitalité, le sourire dégage une certaine chaleur et le regard ne ment pas : à l'intérieur, je serai en sécurité, je le sais.

D'un simple « au revoir » de la main, j'abandonne la troupe et pénètre dans un hall immense dont l'absence d'éclairage rend aux lieux une aura mystique qui m'enveloppe dès les premiers instants. Mon hôte armé de sa serpillère se contente de m'indiquer l'escalier en me répétant :

Mana Whenua, Mana Whenua.

Je n'ai aucune idée de ce qu'il essaie de dire. D'un geste, il désigne l'escalator.

Le hall d'entrée ne comporte pas de plafond. Une immense mezzanine ouvre l'espace pour accroître le sentiment de grandeur. Mes talons résonnent dans un écho retentissant. J'ai presque envie de me déchausser. Si je pouvais, je me transformerais en rongeur pour disparaître et me faufiler. La réalité est bien plus bruyante, je me donne l'impression d'être un kangourou en visite chez un verrier.

L'escalier se précise avec son sommet stratosphérique. Sur la gauche, je distingue un plan des lieux. Mes yeux le parcourent jusqu'à rencontrer l'information recherchée : Mana Whenua — Le monde des Maoris — Quatrième étage.

Je traverse le musée national comme un fantôme perdu dans un monde qui ne lui appartiendrait pas, un monde gigantesque. Je passe devant la représentation grandeur nature d'un cœur de baleine. L'organe est si grand qu'il suffit de courber la tête pour découvrir son intérieur.

Un peu plus loin se dresse un mémorial de la guerre 14-18, avec des reproductions humaines de soldats. Les « héros » de la bataille de Gallipoli sont représentés par des figurines immortalisées en plein combat. Le réalisme époustouflant est accru par la taille gigantesque des statues de résine. Je déambule entre des guerriers de deux fois et demie ma taille. Les répliques de fusils-mitrailleurs sont aussi grandes que moi et la terreur reproduite dans les yeux des défenseurs, criante d'authenticité, me rebrousse les poils. Il flotte sur ces lieux toute la détresse des combats à mort, de quoi me mettre dans l'ambiance pour la rencontre à venir.

J'atteins le quatrième étage. Sur la droite s'inscrit en toutes lettres : «Uruwhenua — Passports» un parcours organisé retrace les grandes étapes des premiers immigrés britanniques. Je détourne le regard à la recherche de mon objectif, je le trouve, de l'autre côté : Mana Whenua... J'y suis.

Mon hésitation dure l'espace d'une inspiration que j'expulse en un souffle. Le courage s'infiltre dans mes poumons, gonfle ma poitrine et c'est d'un pas décidé que j'avance pour affronter mon destin.

L'étage plongé dans le noir multiplie les ombres fantomatiques. Ma vue serait complètement absente s'il n'y avait cette lueur au fond. Il semblerait que seule une partie de l'étage soit éclairée, l'endroit même où je suis supposée me rendre. À mesure que j'approche, un murmure me parvient. Une série de mots répétés encore et encore, indéfinissables, imprononçables qui ondulent dans l'air comme une litanie interdite. Devant moi, érigée au milieu du dallage sombre, s'élève une vaste maison traditionnelle au bois rouge. Son long toit coiffé de tresses séchées rappelle les cases insulaires. Dès mon arrivée, l'impression d'être observée me percute. Dans le noir, des reflets scintillent dans ma direction. Pétrifiée, je tente de distinguer la source de ces lueurs étincelantes. Une multitude de points brillants proviennent de la bâtisse. J'approche et découvre sur la façade des sculptures d'un autre temps, d'un autre monde dont jaillit encore une énergie primale. Sur l'arcade en bois qui orne l'entrée s'enchevêtrent de multiples représentations à forme humanoïde. Des aborigènes au corps disproportionnés me percent de leurs regards argentés. À la place des yeux, des coquillages luisants sont disposés de manière à refléter la lumière dans des teintes allant du rose au turquoise. Je me sens percée, mise à nue par de simples reproductions en bois. Sous mon regard intimidé, les représentations humaines s'entremêlent avec des créatures que je n'identifie pas. La litanie murmurée devient plus forte. Aucun doute, elle provient de l'intérieur. Sans m'en rendre compte, je me suis rapprochée de l'entrée. Emplie de respect, je me déchausse avant de pénétrer au cœur d'un royaume qui m'est encore inconnu.



*Le Kiwi est le surnom donné aux Néo-Zélandais en référence à cet espèce unique, le Kiwi, qui ne vit qu'en Nouvelle-Zélande. Les Australiens sont eux surnommés « Aussies » par leurs homologues anglophones.

Le Garde RêvesWhere stories live. Discover now