Chapitre IV

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IV

Ça suffit. Je ne veux plus me terrer. J'ai déjà assez vécu dans l'ombre pour le reste de ma vie, songea Hannah. Je m'arrêterai à la prochaine ville, et je me ferai lire la lettre. Et s'il le faut, je tuerai celui qui me l'a lue.

Cette simple pensée la fit frémir. Le secret des mots tracés par Örka valait-il vraiment une vie ?

Pathétique ! Misérable ! se reprit-elle. Comment feras-tu quand ce sera au tour de S. M. ? Tu lui fera grâce, c'est ça ? Tu ne dois plus connaître la pitié. Tu seras bientôt endurcie. Forte. Toute-puissante. Rien ne t'arrêtera, tous te craindront. Souviens-toi de l'effet d'Haars Besoor sur toi. Tu as tué sauvagement Miss Dryprawn. Désormais ton sang bouillonne et tu a enfouis en toi une haine débordante qui t'aveugleras le moment venu. Tu feras bien pire, sois-en sûre. Tu massacreras quiconque se dressera sur ta route.

Elle avançait toujours fixement, marchant droit devant elle sans connaître son but. Quand elle sentit la température baisser progressivement, elle décida de s'arrêter pour la nuit. S'accroupissant, elle tâta la route jusqu'à trouver un fossé dans lequel elle se jeta. Elle s'emballa dans sa cape, frissonnant légèrement au milieu de la terre humide des restes de neige. Elle se laissa lentement aller jusqu'au sommeil, se demandant avec quelle arme elle pourrait bien tuer quelqu'un, elle qui n'avait aucun moyen d'action.

L'anxiété de sa course diurne avait des répercussions sur sa nuit. Terriblement tendue, elle ne cessa de glisser de cauchemars en cauchemars où, poursuivie par S. M. et enchaînée de violet, elle courait, courait jusqu'au bout du monde. Et quand, au bord d'un précipice, elle voyait une dizaine de chiens sauvages s'apprêtant à lui sauter dessus, elle n'avait d'autre choix que de tomber à genoux devant l'Œil et de s'y égorger à mains nues pour enfin échapper à la colère de la Reine Suprême.

Elle se réveilla haletante et en sueur, les yeux grands ouverts – mais les ténèbres qui l'entouraient ne cessèrent pas pour autant. Elle s'accabla mentalement de reproches pour être ainsi rongée de peurs indignes d'elle. Enfin, terrible lasse, elle se redressa, s'étira, et se remit en route, ignorant qu'il était encore nuit.

***

Le soleil commençait à s'affirmer, imposant dans le ciel et perçant à travers les nuages, réchauffant un peu l'air toujours trop froid, quand Hannah atteint une petite ville. Elle ne remarqua rien au premier abord, mais rapidement elle sentit les façades autour d'elle qui bloquaient le vent de la rase campagne ; puis elle croisa un homme, puis une femme, et puis toute une foule qui allait et venait ; elle entendit les éclats de voix d'un marché, et en même tend elle sentit l'air piquant d'épices, de produits frais et de saleté urbaine. C'était tout une vague de sensations qui l'envahissait.

Elle se douta rapidement que ville voulait dire affiches ; elle baissa la tête et rabattit sa capuche sombre sur son visage. Elle coupa à travers les étals jusqu'au coeur de la ville, ne pouvant se fier qu'à son instinct. Et ce fut justement son instinct qui l'amena, puisqu'elle ressentait comme un lieu familier, à s'arrêter pour tâter du bout des doigts une pancarte. Lentement, en concentrant tous ses efforts, elle lut avec sa peau ce qui y était gravé : chambres à louer. Elle entra à tâtons dans le bâtiment. Elle commença par croire qu'elle s'était trompée, et, désorientée par cet espace inconnu, fit un tour sur elle-même.

– Puis-je vous aider, Mademoiselle ? J'ai comme l'impression que vous êtes perdue.

Malgré l'apparente politesse, la voix ne lui inspirait aucune confiance. Hannah se trouvait au beau milieu d'un tapis vert circulaire ; et son interlocutrice était une jeune femme aux cheveux blonds mi-longs, portant de petites lunettes ovales,  et se tenant debout derrière un comptoir à gauche de l'escalier central.

Les Gardiens de l'Œil (Les XXIs, livre II)Where stories live. Discover now