Chapitre XIII

313 55 7
                                    

XIII

S. M. arpentait à grands pas furieux l'un des principaux couloirs du palais de Sorrowbridge. Même la moquette l'irritait, et elle était d'une humeur à arracher toutes les tapisseries avec ses simples ongles telle un tigre enragé. Elle venait de quitter la salle du Conseil après avoir laissé ses invités se détendre. Radggof avait demandé un bain relaxant avec des masseuses. Viola avait manqué d'avoir un haut-le-cœur en pensant au répugnant Dragon salissant ses eaux pures et souriant sous les mains de jeunes femmes à la peau de pêche.

– Ah ! siffla-t-elle. Ainsi donc il voulait nous enfoncer un poignard dans le dos ! Ah ! Les Allemands et les Hongrois nous font des coups bas ! La colère de S. M. sera terrible. Nous leur percerons le cœur d'une dague acérée, en leur crachant au visage et en les terrassant du regard, et non pas par-derrière comme des lâches. Ah ! Ils vont voir de quel bois on se chauffe, nous les Anglais, la Nation Suprême, le sommet du monde !

Elle se tut brusquement, tremblant presque de la rage noire qui l'éblouissait.

– Il faudra attendre, reprit-elle. Oui, ce sera le mieux... Qu'ils fassent un faux pas, qu'ils pensent que nous ne nous doutons de rien. Qu'ils essaient seulement de me tromper et qu'ils nourrissent de faux espoirs. Ainsi non seulement leur défaite sera plus grande encore, mais en plus nous aurons une longueur d'avance. Qui sait ? Leur stupidité et leur trahison nous feront peut-être gagner cette guerre.

Elle entendit des pas ; sa colère redoubla car elle allait bientôt trouver une victime en la personne de cet être qui osait marcher non loin d'elle alors qu'elle était sur les nerfs – et elle se précipita dans leur direction.

Georgia se trouvait au milieu du couloir, un panier de couture entre les bras. Dès qu'elle croisa le regard brûlant de haine de S. M., elle comprit ou du moins devina la situation – les années à servir la reine l'avaient rendue habile à détecter ce genre de situation –, et une peur terrible apparut sur son visage.

– Que Votre Majesté me pardonne, bafouilla-t-elle. C'est qu'il m'a semblé voir des petits fils qui sortaient de votre robe de ce soir, alors j'ai pensé faire quelque retouches en vitesse...

Paniquée, elle parla de plus en plus vite.

– Mais j'avais oublié mes aiguilles et mon matériel, et, dans mon empressement, je n'ai pas pris le couloir de service... Oh ! Pardon, pardon !

– Voilà qui confirme bien ce que je pensais, Georgia.

Son ton était terriblement froid et sec. La pauvre femme de chambre, toute tremblante, s'attendait à être incendiée d'injures, mais comme il n'en était rien, sa peur grandissait encore. Les yeux de S. M. se plissèrent sous la colère.

– Vous êtes indigne de servir S. M. ! Vous êtes une incapable ! Et vous osez même vous excusez, quand vous devriez déjà être morte ! hurla la Reine d'une voix à faire trembler les murs.

Georgia se recroquevilla ; ses genoux s'entrechoquèrent.

– Je... je... bredouilla-t-elle, les yeux emplis de larmes.

– Silence ! Plus un mot ! Vous auriez dû me donner votre démission dès que vous êtes devenue sénile. Vous pensez peut-être que parce que j'arrive dans la fleur de l'âge, je voudrais de vieillards pour me servir ? Vous êtes une insulte à la couronne. Jessie sera parfaite pour vous remplacer. Je prendrai une autre apprentie, et très vite plus personne ne se souviendra de vous.

– Pa... pardon...

– Je vous ordonné de vous taire ! Vous mériteriez que je vous fusille ; je me contenterai de vous envoyer dans les champs, à Strassford. Vous y travaillerez jusqu'à ce que vous vous rompiez le dos, cela vous apprendra à mal travailler ; et quand vous ne serez plus capable de gagner votre croûte par le travail, une balle bien placée, de mes gardes ou de vous-même – qui sait, vous serez peut-être plus raisonnable dans quelques années – aura raison de la misérable créature que vous êtes.

Georgia tomba à genoux.

– De grâce...

– Il ne m'a pas semblé laisser de place à la réplique. Voulez-vous franchir la frontière de l'insubordination ?

S. M. claqua des doigts. Deux Hommes en Violet sortirent d'une porte masquée dans les moulures et qui conduisait à un couloir de service.

– Emmenez-la.

Viola jeta à son ancienne femme de chambre un dernier regard hautain, et en s'en allant elle lui écrasa les doigts du bout de son talon.

Georgia jeta un cri perçant, de peine plus encore que de douleur, mais S. M. ne se retourna pas.

Bien, se dit la reine, une incapable en moins. C'était l'occasion rêvée. Je me suis débarrassée d'elle en toute légitimé et j'ai même pu calmer mes nerfs. Maintenant, j'ai à faire : après tout, la guerre va bientôt commencer.





Les Gardiens de l'Œil (Les XXIs, livre II)Where stories live. Discover now