Chapitre XI

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XI

– Je vous remercie, Messieurs, d'avoir répondu à mon appel, sourit cordialement S. M. en refermant gracieusement ses mains sur les accoudoirs de son trône.

Elle regarda tour à tour le Dragon Radggof de Hongrie, puis le Grand Duc d'Alembert de France, assis respectivement à sa gauche et à sa droite le long de la table de bois clair. Le regard qu'elle leur renvoyait été différent selon l'interlocuteur, et elle s'efforcer de montrer dans ce langage des yeux à quel point elle déposait sa confiance aux pieds de chacun d'eux. Ils étaient ses précieux alliés, presque ses amis. Elle était de leur côté, et elle ne voulait pas les perdre. Ils étaient essentiels. Après cette sorte de muet élan d'une hypocrite humilité, elle composa son visage pour se donner une majesté plus puissante encore que d'ordinaire et reprit :

– Vous vous demandez sans doute pourquoi le Chancelier Huggs n'est pas présent aujourd'hui. C'est peut-être parce qu'il est mort ; quoi que ça ne doit pas avoir beaucoup d'importance, étant donné que l'Allemagne n'a jugé nécessaire de nous prévenir.

Viola profita de l'instant de silence qui s'ensuivit pour étudier les visages lui faisant face. Les sourcils marron du Grand Duc s'arquèrent de pure surprise, presque de choc ; sa bouche s'ouvrit grand, mais aucun son n'en sortit. Sa mâchoire tomba presque, et il porta une main nerveuse à sa moustache magnifiquement taillée. Le Dragon, quant à lui, clignait des paupières grossièrement et tentant un petit bruit étouffé qui manquait totalement de naturellement. Il se rattrapa tant bien que mal en lâchant un "quoi ?" un peu trop haut – mais il n'était vraiment pas habitué à ce genre de situation, et son manque de naturel le perdit immédiatement aux yeux de S. M. Pourtant, elle ne lui en fit pas la réflexion ; elle se contenta de cocher une petite case dans l'une de ses nombreuses listes mentales.

– Messieurs, vous l'aurez compris, l'Allemagne est tombée bien bas. Elle est tombée entre les mains d'un tigre immonde, mais cependant fort lâche, car il n'a pas osé se présenter ici : le Chancelier Grott. Il est vicieux, sans morale ; il m'a insultée, il a manqué à nos lois, il m'a renvoyé la tête du diplomate qui était parti le voir le jour où j'ai appris sa montée au pouvoir – et surtout, il est gourmand, et il entend bien modifier à sa guise tous nos accords pour s'approprier la plus grosse part du gâteau. Ces accords, messieurs, sont le résultat d'un long travail d'entente, et je ne puis souffrir qu'un jeune blanc-bec de sa trempe vienne les bouleverser. Ce n'est pas seulement contre lui que se tourne ma fureur, que dis-je, ma haine ; c'est contre tout le peuple allemand, qui ne nous a pas prévenu de la mort d'un souverain que je pleure encore, et qui ne nous a pas accordé la voix auquel nous avions droit dans le choix d'un nouveau représentant. Et si nous sommes aujourd'hui à nouveau réunis dans la Salle du Conseil de Sorrowbridge Island, c'est parce que l'heure est grave. Cette situation est intolérable, nous avons déjà toléré les vils agissements de Grott bien trop longtemps. D'Alembert, Radggof, mes frères, nous entrons aujourd'hui en guerre avec notre ancien allié, avec ce pays qui pendant si longtemps fut comme une seconde patrie pour moi. Cette séparation sera dure, mais il faut pourchasser l'ivraie, et c'est sans regret que corps et âme je plongerai dans la bataille. Ce combat est nécessaire ; aussi entrons-nous immédiatement en guerre avec l'Allemagne.

Et, sans attendre la réaction de ses alliés encore abasourdis de ce long discours, elle se tourna vers le grand écran déplié droit devant elle, pressa le plus large des boutons d'une petite télécommande posée sur la table basse au niveau de ses genoux, et l'intercommunication avec l'Allemagne s'alluma aussitôt. Le Chancelier Grott apparut, gigantesque et sévère, le papier peint beige et vert de son bureau contrastant avec le bleu clair gai des murs entourant l'écran.

– Ces Messieurs d'Alembert et Radggof sont désormais au courant de tout, l'informa S. M. d'un ton faussement agréable, un sourire blanc plaqué sur la figure. ,Et je vous assure que je tiendrai la promesse que je vous ai faite lors de notre dernière conversation. Libre à eux de me prêter main forte dans la noble tâche que je me suis assignée.

Grott répondit par une grimace désagréable que Viola ignora.

 – Il est temps de prendre nos dispositions ; de nouveaux traités devront être mis en place. En attendant, il suffira de rayer quelques closes – mais notre bien-aimée Nouvelle Constitution devra y passer elle aussi, j'en ai bien peur. Les Allemands sont désormais l'Ennemi : nous sommes toujours la puissante Alliance, et nous restons fidèles à nos principes. Nous serons victorieux, et nous sortirons de cette guerre plus puissant encore. Allons, Messieurs, ne faites pas attendre vos peuples qui bientôt devront se ruer sur les champs de batailles, et qui sont encore dans l'incertitude : choisissez votre camp.

Radggof était ruisselant de sueur. Il respirait avec difficulté et s'épongeait le front à l'aide d'un mouchoir qu'il avait tiré de sa longue robe noire. Du bout de ses doigts tremblants, il jouait furieusement avec son gros collier d'or à pendentif noir. De toute évidence, il n'avait absolument pas la trempe pour résister à la pression que sa charge et ses engagements exigeaient de lui – ou alors sa conscience, peu habituée au mal et à la trahison, ne pouvait pas supporter le poids de ce qu'elle avait à se reprocha.

D'Alembert, en homme bon et galant, n'hésita pas longtemps. Il se leva dignement, lissa son uniforme bleu à boutons dorés, lissa une dernière fois sa moustache impeccable, et s'approcha de S. M. à pas mesurés du bout de ses bottes magnifiquement cirées. Arrivé devant le trône, il s'inclina légèrement en portant une main à son cœur, demandant une permission silencieuse que le regard de la reine lui accorda d'office. Alors seulement il posa un genou au sol en guise de soumission et lui baisa la main en gage de fidélité.

– Madame, les Français se rangeront à vos côtés avec l'honneur qui fait leur réputation, déclara-t-il solennellement. Ils n'ont qu'une parole, et elle vous est toute engagée, ils n'ont qu'un devoir, c'est faire le bien, et c'est sans aucun doute avec la grande reine Viola Ière qu'on le fait le mieux.

– Je vous remercie, Duc ; je n'en attendais pas moins de vous.

Elle lui sourit, puis, tandis qu'il était toujours agenouillé devant son trône, elle toisa l'homme encore assis.

– Dragon Radggof ? Qu'en sera-t-il des Hongrois ? s'enquit S. M. avec un terrible sourire de cruelle puissance.

– Et bien je..., hésita l'interpellé de sa voix caverneuse.

Il se mordit la lèvre inférieure comme pour presser sa décision.

– Bien sûr, chère reine, conclut-il de son fort accent des pays de l'est.

Viola sourit avec une gentillesse qui ne lui appartenait pas.

– Parfait. A trois contre un, vous êtes perdu, cher Grott. Vous étiez perdu de toutes façons – mais désormais j'ai deux forces supplémentaires pour me soutenir dans cette lutte si aisée. Nous irons consigner par écrit cette nouvelle alliance dans la guerre de ce pas, voulez-vous ? Ensuite, vous pourrez profiter de la piscine à débordement de la terrasse, tant que vous êtes ici. A moins que vous ne désiriez un massage ou des cocktails ? J'ai prévu trois femmes de ma suite de Sorrowbridge pour chacun de vous ; elles sont à votre entière disposition.

Et, étirant encore son sourire, elle pressa à nouveau le bouton de la télécommande, et l'image de Grott disparut dans un flash.

***

– Il va nous trahir, siffla S. M. dès qu'ils eurent quitté la pièce, le visage empourpré de colère.

– Qui donc ? lança innocemment Varvadon.

– Radggof, voyons. Il était déjà au courant pour Huggs, et il est évident qu'il a déjà tout prévu de longue date avec Grott. Le scélérat ! Ils sont de mèche depuis le début. Bon, il faudra jouer fin.

Elle jeta un regard terrible à son chancelier.

– Il va falloir nous en débarrasser.

– Pardon ?

–  Vous avez parfaitement entendu. Ne me faites pas vous rappeler que mes ordres ne se discutent pas. Vous allez immédiatement repartir pour prendre contact le plus tôt possible avec la Forteresse. Mettez Yenard et Zvenn sur le coup. Seul des Hommes en Violet sont assez sûrs pour cette affaire.

– Je... très bien.

Il s'inclina et sortit en courant, la sueur perlant déjà à son front.




Les Gardiens de l'Œil (Les XXIs, livre II)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant