Chapitre XVI

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XVII

Un jour plus tôt, Buckinghamsplace était en plein préparatifs pour la guerre qui s'annonçait. Des conseillers et des messagers couraient aux quatre coins du Palais comme du royaume. Les armées se rencontreraient le long de la très ancienne ligne Maginot, principalement des compagnies françaises dans un premier temps mais aussi des régiments de cavalerie et de pétardiers anglais, qu'il fallait dépêcher au plus vite. Les renforts hongrois n'arriveraient que – théoriquement – plus tard. S. M. avait eu un nouvel accès de rage en voyant que « ces traîtres » ne s'engageraient même pas dans le combat. Mais au moins, le danger potentiel de trahison sur le terrain et de soldats alliés s'entre-tuant était écarté.

Les armées unies le long de la ligne se heurteraient aux forces allemandes, qu'ils repousseraient, si tout se passait bien, jusqu'à Berlinstadt – où, si leurs troupes s'y prêtaient, ils prendraient la ville, et s'empareraient du pays avec tous les droits que leur conféraient la guerre.

Grott serait fait prisonnier et humilié devant ses armées comme devant l'ennemi ; il comparaîtrait devant S. M. pour recevoir son jugement, et là, pour trahison à l'alliance sacrée, il serait fusillé en place publique ou en cour militaire, selon l'humeur. Radggof n'aurait pas besoin de cela, il serait déjà mort – une expédition serait préparée à cet effet dès la fin de la première bataille.

Il était entendu que l'on parlait là du meilleur des cas, que tout ne se réglerait sans doute pas dès le premier affrontement, et qu'il ne fallait pas sous-estimer l'ennemi – mais on restait tout de même très confiant, presque trop confiant.

La Reine Suprême se voyait déjà prendre possession de l'Allemagne et de la Hongrie. Elle céderait alors une sublime enclave au Grand Duc de France – Munich, par exemple –, et reprendrait plus que jamais sa domination sur l'alliance. Son territoire serait immense, et sa domination sur le monde décuplée – elle pourrait même rallier de nouveaux pays pour accroître encore sa puissance. Elle en était presque reconnaissante à Grott – mais pas au point de lui laisser la vie sauve –, sans se rendre compte qu'elle rêvait.

***

– Messieurs, vous pouvez disposer.

Les conseillers et haut-généraux ne se le firent pas dire deux fois : après les interminables conseils enflammés par la foudre belliqueuse de S.M., ils désertèrent la salle aussi rapidement que si l'on avait annoncé une épidémie de peste bubonique. Seul resta l'impassible Varvadon, qui lui ne disposait jamais.

– Tout cela m'a l'air parfait, dit-il. Cette guerre sera vite terminée, mais restera dans l'Histoire comme l'exemple même de votre puissance.

– Je suis bien d'accord, répondit S. M. avec un petit air suffisant et un vague sourire. Même leurs complots ne nous feront pas d'ombre. Allez donc rejoindre le sergent de la première compagnie, vous assurer que tout est arrangé. J'ai d'autres détails à régler.

Elle se leva de son trône de la salle du conseil – il était, comme tous les autres, démesurément grand et très doré – et se dirigea vers ses appartements. Sa nouvelle femme de chambre l'y attendait.

– Ah, Jessie, vous êtes déjà là, c'est bien. Je suis venue planifier ma nouvelle tenue.

– Je suis à l'écoute de Votre Majesté.

– Il me faut quelque chose de relativement près du corps pour bien me mettre en valeur, qui soit imposant, majestueux et royal, mais aussi pratique pour marcher et monter à cheval – il n'est pas question que je monte en amazone, c'est la guerre, pas une partie de chasse courtoise – et qui soit mémorable. Après tout, il faudra que je tue au moins un homme dans cette tenue, et pas n'importe lequel ! Le Chancelier allemand, ce porc de Grott !

Jessie réprima un petit rire. Elle avait de beaux cheveux blonds aux mèches dorées qui s'enroulaient en un chignon artistique qu'elle agrémentait de paillettes par fantaisie et S. M. le tolérait parce qu'elle était nouvelle dans sa charge, fidèle et travaillait bien. Son sourire était étincelant et ses habits aussi gracieux que simples.

– Je vois exactement ce que Votre Majesté a en tête. J'avais d'ailleurs préparé un croquis avant que vous n'arriviez.

Elle montra à la reine une silhouette furtive vêtue d'une combinaison moulante – les notes indiquaient rouge sombre piqué de noir – et qui formait à l'arrière un tiers de robe cerceau que l'on pouvait plier et soulever assez aisément pour chevaucher.

– Mmm... Je ne peux pas juger ainsi. Réalisez-la-moi et je l'essaierai.

– Bien entendu, Votre Majesté. Je cours de ce pas à l'atelier organiser la fabrication.

S. M. sourit doucement une fois que Jessie fut partie. Elle secoua la tête. Elle n'avait pas le temps de s'attarder. Elle n'avait pas besoin de retouches, les longues réunions n'avaient pas le moins du monde entamé sa majesté naturelle.

Elle se rendit donc dans sa salle du trône, s'assit sur son royal siège et attendit, laissant partir ses pensées dans toutes les directions possibles, en s'accordant quelques conjecture sanglantes, quand Varvadon entra.

– Les Hommes en Violet que Votre Majesté a envoyé surveiller la jeune XXI sont rentrés au rapport.

– Vraiment ? Ce n'est pas trop tôt. Faites-les venir.

Les trois hommes encapuchonnés entrèrent, la tête baissée. On devinait à leur attitude et à leur maintien qu'eux, les porteurs de la mort qui ne craignaient rien au monde, endurcis au froid comme aux coups, tremblaient devant leur suprême maîtresse.

***

– INCAPABLES !

La terrible voix sans pitié venait depuis derrière la porte, et elle était encore assez violente et forte pour que les cheveux du chancelier anglais se dressent sur sa tête. Il n'aurait jamais voulu être à la place de ces Hommes en Violet. Ils risquaient bien de frôler la mort de près, si pas pire. Leur châtiment serait terrible, il le savait et eux aussi. Faire partie de la garde de l'ombre de S. M. n'était pas une position particulièrement enviable – mais les candidats n'avaient jamais vraiment le choix.

Dans le cas présent, il fallait bien croire que cette jeune femme – Anna, s'il se souvenait bien – leur avait filé entre les doigts. Impressionnant, songea-t-il en son for intérieur. Elle doit vraiment avoir un talent particulier, une capacité de dissimulation exceptionnelle – ou ces hommes-là n'ont simplement pas un sens assez développé du devoir pour s'être bien investi dans la mission. La position de la jeune femme était peut-être inconnue, auquel cas ils auraient cherché dans la mauvaise direction.

Mais le répit de la fugitive ne durerait pas longtemps ; S. M. la retrouverait, il en était certain.

Il est impossible d'échapper à la reine des reines, conclut-il avant de pénétrer à nouveau dans la salle d'audience. Sa main est partout.




Les Gardiens de l'Œil (Les XXIs, livre II)Where stories live. Discover now