Chapitre XV

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XV

Hannah rentra en coup de vent dans l'auberge des Quatre Nuits. Ses yeux pâles et aveugles étaient toujours aussi inexpressifs, mais ses sourcils étaient plissés de haine et ses poings serrés à s'en briser les os. Clarisse ne dit rien et la dévisagea presque avec peur depuis l'arrière du comptoir de la réception. L'Élue traversa l'entrée avec une vitesse furieuse et monta l'escalier jusqu'au premier.

Une fois dans sa chambre, elle s'assit sur son lit et réfléchit un moment, tentant de contenir la rage soudaine qui bouillonnait en elle. Elle en avait assez de se cacher, de fuir, de mener une vie si... dépourvue de sens. Il était temps qu'elle fasse face à son destin. Elle avait beau avoir juré fidélité à Haars Besoor, elle voulait agir en solitaire. Elle avait espéré puissance et protection, maintenant elle voulait l'abandonner une nouvelle fois. Quelle conséquences pourraient-il y avoir ? Il était peut-être une ultime illusion de son esprit torturé... quel autre moyen de le savoir que d'aller contre lui ? Il fallait bien qu'elle affronte ses démons si elle espérait se débarrasser d'eux. Pendant sa marche de retour, il lui semblait qu'elle avait inconsciemment changé d'avis par rapport à sa récente perception des choses. Ces chiens galeux de Fuyards ne lui feraient pas d'ombre. Elle ne voulait rien avoir à faire avec ces crève-la-faim ; elle serait la puissance incarnée et elle les écraserait comme la vermine qu'ils étaient. Sa haine subite était telle qu'elle ne pensait même plus différemment d'Örka ; elle considérait maintenant son amour pour Maïke comme une trahison.

Et cette S. M... Elle l'avait trahie elle aussi ; elle paierait tout autant, et même plus. Elle aurait sa disgrâce, et puis la mort – mais le temps n'était pas encore venu. Avant son dernier souffle et le châtiment qui l'attendait, elle pouvait encore servir. C'était en utilisant les puissants comme des pions de son jeu qu'elle se hisserait au sommet du monde, elle en était persuadée. Viola Ière d'Angleterre ; Hannah l'Élue : ces deux noms étaient faits pour trouver une alliance. Elle allait quitter cet endroit insalubre, et elle affronterait S. M. ; désormais elle s'en sentait capable.

En un instant elle eut replié ses quelques affaires et enfilé sa sacoche. Elle se rinça une dernière fois le visage avant le début de son périple et sortit.

Clarisse la regarda passer et ne lui demanda rien, elle se contenta de barrer son nom dans le registre en haussant les épaules. Sa chambre se libérait alors qu'elle avait été payée d'avance, et elle avait une cliente dangereuse en moins ; tout était pour le mieux.

***

Dès qu'Hannah retrouva la foule de la rue, elle tenta de se faufiler le plus discrètement possible Elle baissa sa capuche sur ses yeux et se dirigea vers chez La Bourrue. Elle avait un véritable don pour l'orientation, et elle se rappelait parfaitement comment elle avait découvert pour la première fois la taverne.

Se frayant un chemin à travers les tables, elle tapa du plat de la main sur le comptoir, découvrit sa tête et força un sourire sur son visage.

– Je m'en vais botter le cul de S. M., déclara-t-elle presque avec une voix d'enfant et en même temps un peu trop fort pour être sûre d'être bien entendue.

La Bourrue, qui essuyait des petits verres, se retourna brusquement.

– Mais c'est notre petite rebelle ! Bière ?

– Non, merci. Je dois partir, je ne compte pas m'attarder.

– Allez, je te sers une bonne choppe !

Et elle fit claquer le récipient en bois débordant de mousse sur devant Hannah.

– Tu avais dit que tu pourrais m'aider, le jour venu, murmura cette dernière en effleurant la choppe du bout des doigts.

Les Gardiens de l'Œil (Les XXIs, livre II)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant