Chapitre XXII

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XXII

Les Fuyards joignirent leurs mains. Leur ronde était complète et entourait tout à fait la pierre. Leurs doigts s'enlacèrent et ils se serrèrent presque désespérément les uns les autres. Leurs yeux se posaient sur les motifs enivrant peints juste devant eux. Maïke, confident, releva la tête avec un sourire assuré vers le ciel, où d'épais nuages gris se resserraient en un cercle tournant semblable à celui que lui et les siens formaient sur terre.

– Waa'aru fsha'an, Haars Besoor ! hurla le chef des Fuyards.

Et, curieusement, tous comprirent – ils comprirent au moins de ne pas remarquer que Maïke ne parlait plus en anglais. C'était inné, la langue rushk, celle de la divinité, était en eux. Ils sentaient la puissance nouvelle qu'elle leur apportait battre dans leurs veines, en une pulsation métallique et glacée. C'étaient des psaumes, des prières éternelles qui s'écoulaient de la bouche de leur chef avec autant de naturel que lorsqu'il respirait. Et il sentait chaque mot vivre en lui et puis vivre dans l'air dès qu'il le prononçait. Leur cœur à tous en vibraient ; ils n'avaient plus qu'une certitude : ils étaient nés pour sentir toute la force de cet instant précis.

Que Ta force ultime réveille les Morts, que nous soulevions Ton astre afin de le remettre dans sa suprême orbite !

Un torrent de nuages et de vent leur tomba dessus. La mer entière paraissait s'abattre sur eux sous la forme d'une tornade céleste. Et en même temps une tempête de sable doré se mêlait aux nuées bleutées.

Qu'ils se joignent à nous, que nous préparions Ta prophétie ! Que Ton règne arrive, que ton Œil en soit le trône ! Que l'Élu s'élève, et que le Traître s'efface ! Waa'aru fsha'an, Haars Besoor ! Le temps est venu de te prouver notre fidélité.

– F... Flu ? murmura Bau au milieu des cantiques qui semblaient monter toujours plus haut.

Elle tourna presque craintivement la tête. Sa main avait été repoussée de celle de Sauri par une force magnétique, et derrière elle, elle vit approcher une ombre légèrement transparente. Enfin une main prit la sienne ; elle était d'un bleu translucide et d'une étrange consistance. Elle avait l'impression que si elle la regardait trop longtemps, elle disparaîtrait. Et à la main était rattaché un corps entier fait de différentes nuances plus ou moins bleues de cette même matière. Elle avait beau le distinguer à peine, elle reconnut immédiatement l'apparition comme étant sa défunte amie.

De longs cheveux sombres pendaient devant une paire d'yeux terriblement tristes et baissé. Mais le plus frappant étaient les terribles marques violacées qui lacéraient son cou, où se trouvait toujours un nœud d'épaisse corde.

Bau trembla légèrement, et la main resserra délicatement son étreinte comme pour la réconforter silencieusement. Deux douloureuses larmes de joie mêlée de tristesse et de regrets roulèrent sur ses joues. En regardant autour d'elle, elle vit plusieurs autres ombres bleutées semblables, qui s'étaient jointes au cercle : la frêle silhouette d'Hétru, la masse imposante de Stahl, et les cheveux pâles de Hurca – tous porteurs de larges meurtrissures encore sanglantes. Mais surtout, entre d'autres mains qui s'étaient senties repoussées, se trouvaient, à des places parfaitement opposées, des apparitions troublantes : un Puy à la fois exceptionnellement musclé et terriblement affaibli, aux joues creuses et au torse nu couvert de suie, et une Lii meurtrie, le corps couvert de cicatrices, le visage ensanglanté, la paupière d'un œil et la bouche cousues de fils sanglants de façon à rester définitivement fermées. Leurs ombres apparaissaient puis disparaissaient successivement. Quand elles étaient visibles, elles s'agitaient violemment comme pour s'arracher à leur réalité, se dévoraient du regard et hurlaient en silence – elles demandaient désespérément qu'on les sauve et qu'on les rende l'un à l'autre. Plus que leurs sauveurs potentiels, c'étaient l'autre qui attirait l'attention de ces ombres au désespoir – cet autre qu'elles aimaient passionnément et dont elles avaient été cruellement séparé.

La main droite de Maïke avait été séparée avec force de celle de Meerk – ce dernier avait été carrément repoussé beaucoup plus loin. Une aura rouge sombre, parsemée de cercles d'or les séparait désormais. Maïke ne pouvait pas lutter ; il se laissa aller. Tous, après avoir embrassé leur ronde du regard, fermèrent les yeux et se concentrèrent intensément. La pierre vibra contre leurs chevilles, soulevant de la poussière et des gravats, et ce, de plus en plus fort, jusqu'à ce que le sol en tremble. Un souffle glacé traversa les torrents de nuages et de poussières qui les entouraient, les masquant davantage encore au monde

Si Sa puissance peut ramener les morts et montrer les êtres qui, au bord du gouffre, l'implorent en cet instant, soufflait une voix semblable à un terrible serpent dans la langue mystérieuse, en revanche Elle ne peut transporter les vivants... S'ils venaient à mourir, le Pouvoir deviendrait bien moins puissant. Tout s'effondrerait et les fardeaux en retomberaient sur vos dos à tous. Et l'Élu... vous ne pourrez pas vous passer du moindre d'entre vous, sûrement pas de votre guide. Trouvez-le. Ouvrez-lui la voie qui conduit au trône. Seul l'un d'entre vous et destiné au Royaume Éternel... et vous devez tous être présents pour lui ouvrir le chemin.

Maïke sentit la fureur l'envahir. Ce n'était donc pas assez... ?

L'Élu... L'Élu... ou l'Élue ? répéta la voix en écho.

Puis le roc retomba lourdement sur le sol, et tout s'arrêta. Les ombres furent attirées en arrière violemment et remontèrent dans l'œil de cyclone qui s'ouvrait dans le ciel – toutes les nuées qui étaient descendues sur terre y plongèrent, et seul demeura le calme de la nuit.

Les Fuyards, épuisés, s'effondrèrent au sol pantelant. Seul Maïke resta debout. Son regard était brûlant et terriblement résolu.

– Vous voilà témoins de la puissance de l'Ostracon, siffla-t-il. Et de la nôtre combinée à celle d'Haars Besoor : voyez ce que nous avons faits en nous alliant. C'est la preuve même que nous sommes destinés à accomplir cette prophétie. Mais nous ne sommes pas encore tout à fait prêts... Lii et Puy. Vous avez, tout comme moi, entrevu ce qui leur arrive en ce moment. Ils sont en proie au plus grand désespoir, et loin de nous – bien trop loin. Nous devons nous allier, les récupérer pour qu'ils redeviennent des nôtres, car nous aurons besoin d'eux. Quelque chose me dit qu'ils ne refuseront pas, cette fois.

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Les Gardiens de l'Œil (Les XXIs, livre II)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant