Chapitre XXIV

295 41 9
                                    

XXIV

Une quinzaine de mètres plus bas, les bras fixés en croix au mur et à demi-consciente, les genoux pliés et la tête penchée, Hannah souffrait dans la pénombre et l'humidité de son cachot. Sous ses vêtements sales et déchirés, son dos était couvert de coups, de coupures et de sang séché. Son menton arborait trois petits trous et qui se terminaient stries à demi couvertes de croûtes. Ses pieds brunis par la flamme et à la chair des orteils déchirée la faisaient souffrir atrocement. Des larmes silencieuses coulaient sur ses joues et atterrissaient en gouttes sur la paille moisie qui recouvrait à peine le sol de pierre froide.

Son cou menaçant de lui apporter l'énième douleur d'un torticolis, elle releva finalement la tête. Et, dans la noirceur qui enveloppait ses pensées telle une nuée de chauve-souris, elle hurla. Son cri déchira les ténèbres où baignait éternellement sa cellule, puissant et rauque comme celui d'un démon. Elle se redressa et agita avec fureur les chaînes qui lui entravaient les poignets. Puis elle retomba à terre. La douleur l'avait à nouveau rejetée au bord du gouffre ; et dans ce désespoir elle embrassait pleinement le Suprême. Elle montrait par sa dévotion qu'elle n'avait jamais cessé d'être à lui... La seule chose qu'elle rejetait encore et définitivement étaient ses prétendus compagnons. Elle seule était digne d'Haars Besoor ; elle avait été seule pendant des années, elle resterait seule jusqu'au bout.

Le défaitisme dont je fais preuve n'est pas digne de mon maître... Je ne puis ternir sa réputation quand il est si primordial que je la glorifie. Tout n'est pas perdu ; et jamais S. M. ne gagnera ce combat. Elle sombrera dans l'abîme tandis que je me relèverai, prenant appui sur sa misérable carcasse.

Les yeux dirigés vers le plafond, elle se concentra. Chaque mouvement était douloureux – mais l'immobilité la faisait souffrir tout autant.

Ô mon maître... Ô mon maître...

Elle faisait vibrer les chaînes au fur et à mesure de ses invocations, grâce à des efforts surhumains de ses bras meurtris et presque étirés par toute la force qu'on leur avait demandée.

Rah n'waar fh sh'kaan, Haars Besoor ! En ce jour sombre, donne-moi, plutôt que l'or de Ta lumière, Ta force suprême, afin que je m'élève et gagne un peu plus Ton combat !

Ce disant, elle sentit des vents tourbillonnants, des souffles comme ceux qui, au milieu des tempêtes, soulevaient des maisons, entourer ses bras. Elle tira à nouveau avec tout l'effort qu'elle était encore en mesure de fournir, et les piques métalliques s'arrachèrent du mur. Elle put enfin se dresser de toute sa taille.

Et, sans qu'elle sache pourquoi, sa bouche s'ouvrit, et produisit un son inhumain, long, strident, et suraigu. Des flots entiers de serpents s'écoulaient d'entre ses dents ; chacun d'entre eux sortait sa langue et faisait frémir ses sonnettes. En même temps des forêts étaient traversées par des vents furieux, des lions nouveaux-nés hurlaient leur premier rugissement à plein poumons, et des épées par milliers raclaient contre des boucliers d'airain.

Brusquement, le bruit cessa, et les vents retombèrent avec ses bras, lourds des fragments de chaînes qui y pendaient encore.

Puis la porte de la cellule s'ouvrit sur l'un des gardes, furieux.

– QU'EST-CE QUE C'EST QUE CE RAFFUT ? C'est pas un peu fini, non ?

Son collègue arriva juste derrière, une torche à la main. A la vue d'Hannah, debout et ses chaînes brisées, il fit les yeux ronds, et sa mâchoire tomba pendante.

– Mais... mais... mais... bredouilla-t-il, éberlué.

– Ho, qu'est-ce que t'attend, Wurt ? lui cria son collègue, pas du tout impressionné. Chope-la, c'est les murs qui sont moisis, c'est tout !

L'interpellé, soudain rappelé à la réalité, se précipita sur Hannah et lui fit une clé de bras.

Écrase-le... Écrase-le...

– Comment ? s'enquit à voix haute la prisonnière, s'adressant à la voix qui sifflait terriblement dans son crâne.

– Tais-toi ! beuglait le garde. À genoux !

Tu le peux... Écrase-le !

La voix avait raison ; elle le pouvait. Elle se sentait étrangement plus forte, ses bras lui paraissaient fait d'acier et elle avait encore la tête froide. Il fallait agir vite, avant qu'il ne soit trop tard. D'un seul souffle elle éteignit la torche, plongeant la pièce dans l'obscurité. Avant que personne n'ait eu le temps de réagir, elle se dégagea vivement en tournant complètement son coude, envoyant le soldat s'écraser à l'autre bout de la pièce au passage.

– Weuh ! fit-il en heurtant le mur.

Elle s'approcha, la main tendue pour l'étrangler. En tâtonnant un peu, elle ne tarda pas à trouver un cou ; elle y enroula ses deux mains devenues de pierre, et tout en serrant convulsivement pour le priver d'air, elle le tordit brusquement pour lui briser les cervicales. Il eut à peine le temps d'émettre un son étouffé avant qu'elle le laisse tomber contre la paille ensanglantée du sol. Il était raide mort.

– Wurt ? lança le collègue toujours surpris par l'obscurité ambiante. Mais qu'est-ce que... ?

En plus de sa subite force surnaturelle, Hannah avait un atout de poids : habituée à deviner son environnement et à tâtonner pour survivre, l'obscurité complète n'était en rien un obstacle pour elle, contrairement à n'importe quel ennemi qu'elle pourrait avoir à affronter. Ici, l'autre garde, Hutt, était complètement perdu au milieu des ténèbres. Il n'avait même aucune idée de la profondeur du cachot. N'entendant aucune réponse de son confrère, mais sentant tout de même une présence humaine qui se tapissait dans le noirceur profonde face à lui, il n'eut d'autre choix que de s'avancer prudemment. Ses jambes tremblaient.

– Tu... tu l'as eue ?

Il fit encore un pas, sans savoir qu'il se rapprochait du cadavre de l'homme qu'il interpellait désespérément. Et quand il sentit Hannah le frôler, tout son corps se raidit et se couvrit de sueurs glacées. Jamais il n'avait éprouvé une telle peur ; ses entrailles se nouaient.

– Pardon... C'est moi qui l'ai eu, susurra une voix à son oreille, sans qu'il distingua personne.

Il hurla tandis que deux doigts vengeurs s'enfonçaient profondément dans ses orbites.

A votre avis, que prévoit Hannah maintenant ? La réponse dans le prochain chapitre :3



Les Gardiens de l'Œil (Les XXIs, livre II)Where stories live. Discover now