Les Gardiens de l'Œil (Les XXIs, livre II)

Chapitre XL

 XL

Hannah marchait sans relâche. Un pied devant, puis l'autre, toujours plus vite, sa détermination augmentant au fil des pas. Elle gardait son esprit fixé sur son objectif, à tel point qu'après quelques heures, elle était parvenue à ne plus sentir la douleur émanant de chacun de ses membres. Elle était tombée dans des trous et s'était pris les pieds dans des racines plusieurs fois, mais elle s'était empressée de se relever sans même s'arrêter pour reprendre son souffle. Elle n'avait plus beaucoup de temps.

Elle avait l'impression que ce n'était plus du sang qui coulait dans ses veines et qui battait dans son cœur, mais plutôt un liquide épais et noir, glaçant et brûlant à la fois. Elle ferma les yeux un instant – elle sentait comme du métal en fusion ruisseler le long de son cou et jusque dans ses bras et ses jambes. Elle inspira profondément et expira en joignant les mains vers le ciel. Elle se sentait si puissante, malgré son corps détruit. Il était probable qu'elle ne vivrait plus très longtemps – mais elle ne voulait pas s'adonner à ce genre de pensée, elle ne pouvait pas ralentir, et encore moins se décourager. Ce qu'il lui restait à vivre, elle le vivrai la tête haute. Et en même temps un poids de plus en plus écrasant pesait sur elle. La Lune de Saur Saür était déjà là, telle une ombre menaçante. D'ici quelques jours, le 14'5 arriverait. Et alors, il n'y aurait plus le moindre mystère. Elle tenterait tout pour réaliser la Prophétie – quitte à devoir affronter Maïke. Plus elle avançait, plus la peur de ne pas survivre à la puissance qui l'envahirait bientôt, tant elle était affaiblie, et une autre peur, celle qu'Haars Besoor en finisse avec elle quand l'oracle se serait déroulé, la gagnait peu à peu. Se servirait-il d'elle comme d'un objet pour mieux la punir ? Dans tous les cas, elle ne saurait rien avant le moment même ; aussi était-il primordial d'atteindre le Bagne le plus rapidement possible.

***

Elle s'allongea dans un fossé et s'enveloppa dans ce qui restait de sa cape pour la nuit – à vrai-dire, c'était devenu plus un réflexe qu'autre chose. Une terrible sensation de retour à la case départ s'empara d'elle ; elle déglutit difficilement et s'endormit.

Elle s'éveilla dans le noir. Sous ses pieds, de fins nuages de brume. Et un terrible rugissement. Elle vit deux points lumineux – des pupilles rouges –, et tandis que l'ombre approchait, elle réalisa qu'il s'agissait d'un tigre.

– Maïke... murmura-t-elle.

Elle réalisa, à son pelage gris et blanc, qu'elle observait à mesure qu'elle s'avançait à son tour, qu'elle était une louve. Un louve forte, musculeuse, seule et majestueuse, certes, mais bien moins puissante que son adversaire. Le tigre lui bondit dessus, plantant ses griffes dans sa chair. Elle sentit le sang chaud couler sur son pelage, si terrifiant et si... réel. Elle le griffa à son tour et lui montra les crocs, mais il lui arracha l'oreille d'un coup de dents. Elle gémit et s'effondra. Le félin la dévora avec une lenteur et une fierté insupportables.

Elle ouvrit brusquement les yeux, haletante et couverte de sueur. La vision perdue qu'elle retrouvait dans ses rêves ne suffisait jamais à lui faire constater qu'il ne s'agissait pas de la réalité. En tous cas, il n'était pas question de rester là, à baigner dans sa propre moiteur anxieuse, une seconde de plus. Elle empoigna ses affaires et se remit à courir. Elle se sentait hantée et pourchassée. Rien au monde n'aurait pu la sauver, elle s'était aventurée bien trop loin sur la route des ténèbres. Elle laissait ses ongles griffer sa peau sans même s'en rendre compte. Ses pensées se succédaient sans suite, elle se perdait dans les méandres de son propre cerveau.

Le Bagne... Le Bagne... La Prophétie... Maïke... Mort... Tuer... Non ! Haars Besoor... Le Bagne... L'Œil... Le Bagne...

Elle était si perdue. Elle ne désirait plus de rien. Cette fois, elle était sûre d'une chose : elle voulait en finir. Plus que tout.