Chapitre XXX

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XXX

S. M. partit donc dans l'après-midi qui suivit sa conversation avec Radggof – conversation qu'ils étaient d'ailleurs censés prolonger en face à face.

Son royal et fastueux carrosse tapissé d'or l'emmena jusqu'au port de Salsburry, ouvrant sur la Manche. Là attendait son immense hovercraft couleur bronze orné de toutes part de rouages et de tuyaux de cuivre, aux flancs marqués de couronnes sur fond de pourpre. L'engin, à la pointe de la modernité, lui fit traverser la mer avec confort et rapidité, en une heure à peine. Sa large cabine personnelle était richement meublée d'un lit double au couvre-lit brodé d'or ; d'une longue causeuse allongée qui prenait un angle de la pièce, et se prolongeant assez pour que l'on puisse s'y allonger totalement, était garnie d'une demi-douzaine de coussins ; et d'un luxueux bureau incrusté de nacre à l'orientale sur sa partie scriban. La cabine se prolongeait en une salle de bain où elle pouvait exiger un bain à bulle aussi tiède que moussant et délicatement parfumé. Un capitaine et une servante l'attendaient à bord en plus de sa suite habituelle ; la Reine Suprême commanda un massage des mains tandis qu'elle s'intéressait au compte-rendu concernant le nouveau supplément d'impôt foncier sur le quartier bas-est de Londerplatz.

Ils accostèrent en France. Aucune formalité de la part du Grand Duc n'ayant été prévue, ils ne s'attardèrent pas inutilement. Un jet privé les attendait sur une piste spécialement aménagée non loin de la côte.

S. M. fit la grimace en apercevant le véhicule qui n'attendait plus qu'elle.

– L'avion... voilà bien un mal nécessaire, siffla-t-elle en dévisageant le gigantesque appareil comme s'il eût agi de son ennemi personnel.

Cependant elle avait un sens du devoir très réaliste ; elle n'hésita pas un instant avant de monter à bord. Elle prit un petit air pincé en s'asseyant dans l'un des épais sièges de cuir. Enfin elle comprit qu'elle ne pourrait pas garder cette mine contrite pour toute la durée du trajet ; alors elle soupira de façon presque un peu trop résolue étant donné la situation, pencha la tête en arrière, et ferma les yeux.

***

Quelques heures plus tard, ils atterrissaient dans un petit aéroport privé de Burest City, la capitale hongroise. La Hongrie était un pays, qui, quelques décennies plus tôt, avait réussi à se hisser à la pointe de la modernité, avant de tomber en ruines suite à une fulgurante crise économique. Les bâtiments et routes étaient mal entretenus, les grattes-ciels étaient ternis, parfois à demi détruits ; leurs vitres étaient brisées mais on y voyait parfois encore de la lumière. Le gouvernement avait renoncé à la modernité en suivant à moitié l'exemple anglais, et globalement toute l'Europe, après avoir été ravagée par des guerres principalement civiles et l'effondrement de plusieurs grandes banques, avait été séduite par le pouvoir de grands monarques, et avait ainsi basculé dans l'obscurantisme. L'Angleterre avait commencé par accueillir pour roi celui qui avait aidé à renverser la pseudo démocratie en place. La France avait choisi de devenir un grand duché pour éviter de rappeler aux Français les déboires des rois ayant précédé la Révolution.

Le Dragon avait fait dépêcher une limousine avec chauffeur à l'intention de son honorable invitée. S. M. afficha clairement sa protestation avant d'y monter.

– Une voiture... fit-elle une fois à l'intérieur en plissant ouvertement le nez. Ce symbole de la décadence... il nous en fera décidément voir de toutes les couleurs. Je constate qu'on est vraiment bien accueillis, ici. Quel pays ! Enfin, il connaîtront bientôt les bienfaits de notre civilisation, conclut-elle d'un air satisfait en tournant la tête vers Jess qui prenait place à côté du chauffeur.

Les Gardiens de l'Œil (Les XXIs, livre II)Where stories live. Discover now