Chapitre XLIII

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 XLIII

La Place du Peuple avait été aménagée au moyen de grands panneaux de bois. Devant la cathédrale se trouvait une grande estrade meublée de trois guillotines se dressant fièrement au soleil matinal et projetant leur ombre sur le pavé. Celle d'une centre dépassait les deux autres par son immensité. Trois paniers d'osier tressé attendaient avec impatience de recevoir leur tête gorgée de sang. Aux dessus des guillotines était fixé un grand boîtier muni de panneaux d'affichages électroniques crépitant de lumières bleues, et reliés les uns aux autres par des câbles. Tout autour de l'estrade, des barrières avaient été placée pour contenir la foule débordante qui se pressait déjà, en délire, pour être sûre d'obtenir un bon emplacement. Une tourelle de bois surélevée abritait la large loge royale, drapée de tentures sombres et munie de riches et confortables fauteuils.

A onze heures et quart, un fourgon longea la cathédrale, dans la partie de la place désormais inaccessible au public. Le Docteur Hudson en descendit, les mains liées dans le dos et suivi par deux autres hommes entre deux âges et assez replets. Les condamnés avaient fait brièvement connaissance durant le trajet, parlant tous allemand – il y avait un chirurgien et un avocat, des immigrés anonymes, à peine renommés, parmi tant d'autres –, mais désormais, face à leur mort imminente, ils se taisaient, le teint livide, le front en sueur et les yeux écarquillés d'horreur. Ils était l'incarnation de la peur humaine face à un destin inéluctable. Il ne leur servait à rien de chercher une issue : il n'y en avait pas.

Dix minutes plus tard – qui parurent durer dix heures à ceux dont la vie s'arrêterait bientôt –, le cortège de la Reine arriva. Sa traîne, de couleur sang tout comme sa lourde robe et drapée d'hermine, suivant à près d'un mètre derrière elle. Une couronne incrustée de rubis était placée avec art sur son immense chignon. Elle s'installa dans sa loge surélevée, une expression de sévérité suprême ancrée sur son visage.

Quatre bourreaux aux capelines dévoilant à demi leur torse nu, portant des masques noirs allongés, se tenaient sur l'estrade, un derrière chaque prisonnier et le dernier tout à l'avant, attendant les ordres. S. M. se leva, et alors la foule se tut. Tous les yeux étaient rivés sur elles – dans la capitale, son pouvoir, considéré comme le plus légitime qui soit, était absolu et incontesté. On n'habitait pas Londerplatz si l'on aimait pas la reine.

– Nous allons montrer à la Nation Traître ce que nous faisons de ses enfants ! cria-t-elle.

Le peuple l'acclama.

– À mort ! À mort ! À mort ! hurlait-on de toutes parts en direction de l'estrade.

Des poings fendaient l'air, des acclamations gonflaient l'espace.

La Reine pointa son sceptre d'or, terminé par une couronne semblable à celle qu'elle portait, vers les instruments d'exécution.

Le bourreau qui se tenait à l'avant fit signe aux autres. Ils ouvrirent les collets des guillotines, et forcèrent le cou des condamnés à y passer, ignorant leurs coups de pieds, leurs cris et leurs "non" désespérés. Chacun d'entre eux fut couché et enchaîné sur la planche. Puis le tourmenteur en chef enclencha des commandes sur un petit appareil placé à ses côtés, et des lignes bleutées, semblables à celles d'un cardiogramme, parcoururent les écrans. Le peuple hurlait toujours, avide de sang.

– La guillotine aléatoire, murmura Viola avec délice. Le comble du raffinement à la française couplé avec les merveilles de la technologie. Toutes les minutes, une lame tombe... Mais grâce à l'ordinateur, impossible de savoir laquelle !

Subjuguée, elle rit de gourmandise et de cruauté – un son guttural des plus déplaisants.

– Ces trois minutes seront les plus longues de la vie des condamnés...

Le Docteur tremblait de peur. Il était si pâle qu'il paraissait déjà mort ; ses yeux étaient si exorbités qu'ils semblaient s'être détachés tout à fait de son corps. La machine était déjà bien lancée ; le compte à rebours des trois dernières secondes commença.

Tic...

Non ! hurla-t-il intérieurement, la peur ultime le laissant sans voix face à son désespoir.

Tic...

Non ! Je ne veux pas mourir, je ne peux pas mourir !

Tic... Clac !

Il tenta d'expirer, s'étouffa, sentit le sang lui monter à la tête, sa gorge se serrer, ses poumons se vider – et il retomba raide mort, tandis que la tête de l'homme à sa droite atterrissait, dans un violent jet de pourpre, dans la corbeille prévue à cet effet – encore quelque bribes de secondes animales, les derniers de sa vie, un état de semi-conscience désespérée où il pourrait à peine réaliser qu'il venait d'être décapité, et il mourrait lui aussi. Hudson, quant à lui, était mort de la plus grotesque des façons– -il était mort de peur face à l'imminence de son exécution, sous la pression et le stress qu'engendraient le supplice. C'était une crise cardiaque qui l'avait emporté. Le bourreau derrière lui, qui le surveillait toujours de près jusqu'à ce qu'il ait à brandir son crâne, s'en aperçut mais n'en avertit personne. Avec le système en marche, il aurait été impossible de sortir le corps de là. De toute manière, il valait mieux donner au public ce qu'il attendait.

Tic... Tic... Tic... Clac !

Le couperet menaçant s'abattit sur l'homme de gauche, envoyant un jet si puissant qu'il arrosa la foule. Celle-ci criait et s'émerveillait de pouvoir s'abreuver du sang de ces chiens qui les avaient trahis. L'euphorie était générale ; on hurlait pour que la troisième saute. Une minute, c'est vite écoulé, surtout quand on est déjà mort. Hudson ne tarderait pas à être décollé à son tour.

Tic... Tic... Tic... Clac !

Cette fois, quand la lame s'abattit, le sang s'éparpilla avec bien moins de force ; la saignée en elle-même était bien moins abondante et d'un rouge si sombre qu'il paraissait presque noir – et pour cause, le Docteur Hudson était déjà mort depuis près de trois minutes, et son cœur ne battait plus. Ses petites lunettes furent écrasées par le poids de son front précipité dans le panier d'osier.

Une fois que les cris de la foule en liesse furent quelque peu atténués, les bourreaux contournèrent les instruments du supplice pour saisir les têtes par leurs cheveux et les brandirent toute trois en même temps vers le peuple, ramenant dans ses rangs l'agitation, les acclamations et l'enthousiasme. Au même moment, des gardes ouvraient les portières d'un nouveau véhicules, d'où sortirent une douzaine de chiens de chasse grands comme des loups, qui coururent entre l'estrade et la populace, sur le chemin marqués de grilles prévu à cet effet. Les bourreaux leur jetèrent les têtes, qu'ils dévorèrent avidement, arrachant la peau, mordant la chair, rongeant les os, déchirant les oreilles et crevant les yeux. Ils se battaient à mort entre eux ; ils avaient été affamés pendant si longtemps qu'ils en venaient en s'entre-tuer pour apaiser leur famine. Le peuple rit de ce nouveau spectacle cannibale de chiens mangeant des chiens, et il s'en délectait : il huait, maudissait les Allemands, louait la Reine, pariait sur tel ou tel chien et crachait sur les restes déchirés des têtes. Viola se leva, et, sous de nouvelles acclamations, s'écria que ces morceaux de corps mutilés étaient en meilleur état que ne le seraient les Allemands d'ici quelques semaines ; que l'avidité, la cruauté, et la fierté de ces chiens de race n'étaient rien comparées à celles de l'armée anglaise à l'aube de la victoire, ce que le peuple pourrait constater lors des grands défilés qui seraient organisés à travers toute la ville dans les prochains jours.

Ils étaient tous l'incarnation du comble de l'horreur et du grotesque auquel conduit la bêtise humaine. Ils étaient une population opprimée, qui, avide de sang, de gloire et d'honneur, ne réalisait même pas la tyrannie à laquelle elle était soumise. Ils étaient les hommes qui, aveuglés par leur cupidité et leur cruauté, s'étaient coupés du monde et oubliaient leur nature et leurs origines dans la luxure et dans le meurtre. Ce panem et circenses sanglant les ravissait tout à fait ; ils n'en demandaient pas plus. Ils ne voulaient pas la liberté, ils se contentaient du spectacle de la mort qui les hypnotisait et les abrutissait. Et bientôt, leur quotidien se trouverait ébranlé par une force dont ils n'avaient même pas conscience.

Le dénouement approche... à quoi est-ce que vous vous attendez ? (Prophétie -5 chapitres)

Les Gardiens de l'Œil (Les XXIs, livre II)Where stories live. Discover now