Chapitre XIX

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XIX

Pour ce qui lui restait de sa journée, S. M. choisit de ne plus se préoccuper directement de la guerre. Elle n'en avait pas besoin : les conseils avaient été tenus, ses ordres donnés, ses représentants envoyés réunir des compagnies et des troupes. Tout serait vite réglé, elle le savait. Elle aurait bientôt à ses pieds deux peuples conquis ; et sur ses piques royales se dresseraient les têtes ébahies de Grott et Radggof. Elle sourit à cette pensée. Ils rivaliseraient tous deux de laideur. Elle les laisserait se couvrir de mouches et se faire dévorer par les corbeaux avec la lenteur de la nature ; elle observerait leur lente putréfaction avec un bonheur réel.

Quant à Hannah, elle comptait bien se servir d'elle d'une façon ou d'une autre pour attirer à elle tous les XXIs qui échappaient pour l'instant à son contrôle. Elle avait tout d'abord pensé l'envoyer sous bonne garde comme chien de chasse tendre un piège à ses compagnons pour les dénicher puis les faire sortir de leur trou. Mais maintenant, il lui venait une idée plus délicieuse encore, et au moins elle était certaine que sa prisonnière ne s'échapperait pas – elle pouvait la faire exécuter en public, et pourquoi pas faire voyager sa tête dans le pays pour la montrer sur les places. Il y avait alors fort à parier que ses compagnons sortiraient pour venir la voir ou la venger et ne manqueraient pas de commettre un faux pas. Elle pouvait aussi faire annoncer l'exécution à venir partout, en espérant que les XXIs s'y rendraient. Tous ces plans étaient à méditer, car leur taux de réussite n'était pas garanti ; or si Hannah mourait sans avoir trahi les siens, elle perdrait un précieux atout pour mettre fin à la race qu'elle persécutait depuis si longtemps. Et en même temps, elle ressentait à cet instant précis une si violente envie de mettre à mort Hannah qu'elle n'était pas sûre de pouvoir y résister.

À part cette infime ombre au tableau, tout était vraiment parfait. Son ciel était sans nuages – la guerre à venir ne serait qu'une averse aussi passagère qu'insignifiante, et qui comblerait son soleil radieux du magnifique arc-en-ciel de l'agrandissement de son territoire. Avec un petit soupir satisfait, elle se décida à aller faire une visite qu'elle remettait depuis un peu trop longtemps. Le moment était idéal.

Elle se rendit tout à l'extrémité de l'aile est du palais, au rez-de-chaussée. Là, un escalier dérobé la conduisit jusqu'à un sous-sol éclairé par des soupiraux masqués de verre teinté. Au fond d'un couloir aux moulures bleu pâle, où elle croisa un Homme en Violet qui vivait là, ayant donné sa vie à cette garde – et auquel elle fit signe de se retirer –, elle souleva un rideau derrière lequel se trouvait une épaisse porte. Une clavier couleur bronze présentait une série de touches à chiffres dorés. Elle composa le code avec une rapidité qui dénotait l'habitude qu'elle avait d'enchaîner ces même gestes. Enfin le battant fit entendre un roulement de rouages glissant les uns contre les autres ; la reine la poussa et elle s'ouvrit.

La pièce était très longue mais relativement étroite. La lumière provenait de larges soupiraux presque à ras du plafond, un peu plus ouverts d'un côté parce que le palais était dans cette zone à flan de colline, et l'ensemble était compensé par un grand lustre et quelques vieilles bougies éteintes à cette heure-là. À quelques pas des tapis de l'entrée, un luxueux scriban parfaitement luisant garni de tout un nécessaire de correspondances et surmonté d'une étagère où s'entreposaient des carnets et des lettres diverses ; tout au fond un large lit à colonnades dont le bois d'acajou s'entortillait merveilleusement. Dans les cinq mètres séparant le lit du bureau s'étendait à gauche une bibliothèque très bien fournie et dont les rayonnages s'étalaient du sol au plafond. À droit se trouvait un miroir sur pied à cadre d'or et une grande armoire. Au centre de tout cela, sur le tapis central richement brodé, on trouvait deux jolis fauteuils verts et un guéridon pour y poser un éventuel plateau à thé. C'était sur l'un de ces deux fauteuils qu'était assise une jeune femme au teint pâle, dont les cheveux châtains tressés semblaient former une tiare autour de sa tête et portant une longue robe orangée lignée de rouge à manches bouffantes. Elle ressemblait fort à Viola – elles avaient le même nez fin et droit, légèrement retroussé en son bout, et les même pommettes naturellement soulignées. Au premier abord, leurs traits étaient très similaires – mais l'inconnue était plus jolie, ses lignes paraissaient affinées par rapport à celles de la reine, et elle dégageait une aura naturelle de gracieuse majesté. En entendant la porte s'ouvrir, elle leva les yeux, qu'elle avait légèrement bleus, de l'épais roman à reliure de cuir dans lequel elle était plongée, et un faux sourire éclaira son visage miné de solitude et de tristesse, mais toujours beau dans sa douleur.

Les Gardiens de l'Œil (Les XXIs, livre II)Where stories live. Discover now