Chapitre XIV

322 51 7
                                    

XIV

Après des jours de marche, le crâne de Maïke était au bord de l'implosion, et les Fuyards étaient à bout. Ils étaient près du but, leur chef le sentait à travers chacun de ses membres. L'ombre de son père se dissipait peu à peu, mais il sentait des vibrations puissantes le submerger. Une onde le traversait de part en part, des crochets l'attiraient toujours plus en avant. C'étaient eux qui tiraient ses pieds. En même temps ses yeux s'embrumaient pour ne plus laisser voir que la route qu'il devait faire suivre à ses camarades.

Örka, de son côté, était terriblement lasse. Elle voyait la fatigue de Maïke à travers le masque qu'il avait de plus en plus de mal à afficher, et cette vision ajoutée au vide que laissait en elle l'absence d'Hannah l'oppressait et l'exténuaient au plus haut point. Elle se tournait désespérément vers ses confrères et consœurs, espéèrant un peu de réconfort, n'importe quoi qui détournerait son attention des inquiétudes qui la minaient ; mais eux aussi étaient épuisés par les longues marches.

Elle se sentait quelque peu exclue du groupe des Fuyards. Maïke devenait distant à cause de ses maux de tête, et quand il n'était plus là pour elle, elle se rendait compte à quel point elle était seule. Les filles s'entendaient déjà trop bien entre elles pour l'accepter vraiment dans leur groupe, et sa qualité de petite amie de leader – on aurait pu dire favorite – ne l'aidait pas vraiment à s'intégrer. Elles la repoussaient presque avec la peur de toucher à un bien de Maïke, et en même temps parce que malgré son immense gentillesse, elles pensaient qu'Örka était vaniteuse. Cependant cette dernière considérait tous les Fuyards comme ses frères et sœurs. Elle était prête à tout pour assurer la survie du groupe, même si ce groupe ne lui apportait pas encore le bonheur qu'elle recherchait si désespérément.

Le soleil montait dans le ciel, réchauffant certes l'air ambiant, mais pas leur cœur. Petit à petit leurs souffles blancs s'estompaient et la neige cristallisée étincelait en fondant lentement. Ils avaient moins froid, mais ils constataient surtout que ce soleil les éblouissait et qu'ils étaient forcés de plisser les paupières. Tous n'avaient plus qu'une idée en tête : arriver enfin au terme de leur périple, au mystérieux objectif de leur course harassante. Et si l'arrivée tardait trop, ils finiraient par se rebeller, par se frapper les uns les autres, par faire n'importe quoi qui répondrait un peu à leurs attentes ou à leurs questions.

***

En début d'après midi ils arrivèrent à l'entrée une bourgade typique de l'Angleterre néo-victorienne, avec ses maisons propres, ses rues pavées de pierres, ses étals au dehors par tous les temps, ses bourgeois au chapeau haut-de-forme et ses ménagères au panier d'osier et au longues robes en cloche. Peu importait le froid, l'activité grouillante de la ville réchauffait l'air à sa façon. Tous les villageois paraissaient très dignes et heureux de s'affairer continuellement. Ces villes impeccables, antiques et vivantes étaient un spectacle qui valait bien autrement le détour encore que les couchers de soleil hivernaux sur les forêts noires. Cependant les Fuyards ne s'arrêtèrent nullement pour le contempler ; bien au contraire, ils contournèrent tout à fait la ville et poursuivirent leur route épuisante. Une heure et demie plus tard, ils rirent halte devant un bois.

Enfin, on aurait dit un bois, à première vue. Un cercle presque parfait, totalement repli de cimes touffues malgré la saison. Entres ces cimes se dressaient des pointes de sapins, et l'ensemble paraissait à la fois vert et noir – et au vu de tous les arbres, l'intérieur devait être terriblement sombre. Une rivière le traversait d'un bout à l'autre, un peu à l'est. La forêt était la fois rayonnante et repoussante, donnant l'impression glaçante d'un paradis factice d'où il est impossible de ressortir. On l'eût dit modelée pour attirer des familles d'oiseaux tout en repoussant les humains trop curieux. L'ensemble était donc assez singulier, mais enfin le spectateur typique aurait cru qu'il se faisait des illusions et pénétré bon gré mal gré dans le bois de ses observations. C'est ce qu'ils firent.

Une fois passé la première couronne d'arbres, ils sentirent une sorte de vent très fort, les ralentissant de façon tout à fait anormale. Alors qu'ils glissaient leur corps entre les troncs, ils eurent l'impression de traverser une épaisse couche gélatineuse – et pourtant il n'y avait rien d'autre que de l'air. Ils penchèrent la tête, poussèrent de toutes leurs forces et... ils se retrouvèrent dans une immense clairière d'herbe verte, comme si le lieu était protégé au moins partiellement du froid. On distinguait tout au bout de celle-ci l'autre moitié de la couronne d'arbres qui entourait parfaitement l'espace où ils se trouvaient, et la rivière était bien là, mais plus trace du bois. Les Fuyards, à l'exception de Maïke, se tournèrent dans tous les sens avec étonnement, cherchant en vain une explication dans leur environnement proche. Quel était cet endroit étrange ?

Le ciel apparaissait bleu et fendu avec art de quelques blancs nuages, le sol était étrangement accueillant et quelques graviers bordaient les arbres et le lit de la rivière. On eut aisément installer tout un petit village dans cette sublime réserve de la nature. Et une partie de l'attraction du lieu résidait dans le fait qu'il semblait totalement dépourvu de l'influence néfaste de la main de l'homme.

Maïke, tandis que ses compagnons étaient toujours perdus dans leur incrédulité, s'approcha du large rocher plat qui trônait au centre. Il faisait environ deux mètres cinquante de diamètre pour seulement quarante-cinq centimètres de haut, et il était tellement lisse sur son sommet qu'on eut dit qu'il avait été tranché net avec un couteau.

Le chef des Fuyards effleura la surface de la pierre du plat de la main. Il porta la poussière qui lui restait sur les doigts à son front. Puis, en voyant ce qu'il avait découvert sous la couche ancienne, ses yeux prirent une lueur folle et il se mit à rire.

Ce fut d'abord un petit rire, à peine audible, puis il rit à gorge déployée, et progressivement son rire se transforma en hurlements, en cris de triomphe. Il leva les poings en l'air avec fierté.

– Fuyards ! hurla-t-il avec plus de force et de conviction que jamais. Nous avons réussi, nous avons accompli notre quête ! Nous sommes arrivés ; nous voici chez nous ! Nous avons trouvé l'Ostracon d'Haars Besoor, nous avons trouvé la relique qui nous conduira à la Prophétie, nous avons trouvé la terre de nos ancêtres, et surtout, nous voilà en possession de l'Œil ! Désormais, nous serons ses Gardiens. Sa puissance et sa magie ont créé ce lieu ; il est inaccessible au commun du mortels de par le puissant sort qui en garde l'entrée. Fuyards, bienvenue dans la Rétine !

Tous, à peine remis de leur surprise, l'acclamèrent avec une force qu'ils ne se connaissaient plus, fendant l'air de leurs poings et troublant le calme de la clairière par leurs aboiements. Enfin ! Leur calvaire était fini, et en cet instant démarrait une nouvelle phase de leur existence. Ils étaient euphoriques. Et cette relique... elle était pleine de promesses. Qui sait ? Le bonheur les attendait peut-être à quelques mètres de là.

Un peu en retrait, un sourire sur les lèvres, Örka contemplait Maïke avec amour et fierté. Elle était fatiguée et surprise, mais elle avait effacé toutes ses émotions pour le bien commun – et surtout pour le bien de celui qu'elle aimait. Elle s'avança vers Maïke pour le prendre dans ses bras. Elle savait qu'ils pourraient pleinement se retrouver – et ce, dès le soir même.

Derrière elle, à l'orée de la forêt, l'ombre de Glaskar regardait son fils lui aussi avec une grande fierté et beaucoup de tendresse. Enfin, son enfant avait commencé d'entreprendre ce pour quoi il avait vu le jour. Il était promis à un grand destin, il le savait. Cependant, mort, l'ancien sorcier était bien mois lucide que de son vivant, et il ne pouvait pas savoir la totalité de ce qui était écrit dans les cieux. Et ce « grand destin » qui attendait Maïke était bien différent de ce à quoi il s'attendait.

Au moment où Örka entourait Maïke de ses bras, le père esquissa un petit sourire, et, avec un dernier geste de la main que personne ne vit, il disparut tout à fait, même des perceptions de son fils. Son rôle de guide avait été parfaitement accompli, et, après tout, il n'appartenait plus à ce monde.

Je suis de retour :) Qu'avez-vous pensé de cette partie ? A votre avis, quels sont les pouvoirs de l'Œil ? La Prophétie va-t-elle se réaliser ?







Les Gardiens de l'Œil (Les XXIs, livre II)Where stories live. Discover now