Chapitre XII

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XII

Hannah se dressait toujours au centre de la clairière qui avait servi de repaire aux Fuyards, assise en tailleur. Ses yeux pâles s'étaient perdus dans l'infini depuis longtemps. Sa main gauche effleurait l'herbe légèrement humide sans même ressentir quoi que ce soit. Sa main droite reposait sur sa cuisse.

Elle était parvenue à faire un petit feu dans le cercle de pierres prévu à cet effet – et elle avait silencieusement remercié son père de lui avoir appris tant de rites et de choses essentielles à la survie. Des braises rougeoyaient à ses côtés ; mais elle restait toujours impassible, ne se tournant même pas pour mieux se réchauffer.

Instinctivement, elle porta une main à sa large ceinture. Sa main se referma sur le couteau que lui avait procuré La Bourrue. Son manche était doublé de tissu usé, et sa lame était sublimement aiguisée. Elle le tint entre ses mains, le palpant doucement comme pour l'examiner. Puis elle le brandit vers le ciel.

– Le temps est venu, déclara-t-elle.

Sa voix semblait s'être perdue dans le lointain et ne plus lui appartenir, elle résonnait étrangement à ses oreilles.

– Haars Besoor ! hurla-t-elle tout à coup.

Elle brandit le couteau avec plus de fermeté encore, toujours plus haut et à la verticale, comme pour atteindre le ciel. Les mots s'écoulaient naturellement de sa bouche, comme si elle les avait appris par cœur tout sa vie en prévision de ce moment. C'était un flot inarrêtable et terriblement liquide. Les phrases sortaient avant même qu'elle ait pu saisir leur sens profond, et pourtant elle sentait leur gravité vibrer au fond de son cœur.

– En ce jour je reconnais Ta voie, en ce jour je reconnais Ta parole comme la seule vérité du monde.

Elle laissa un silence comme pour appuyer ses propos, et marquer à quel point elle pensait ce qu'elle disait. Elle espérait attirer le Suprême par la dévotion de son âme tout entière.

– Désormais j'agirai en Ton nom. Je serai Ta main divine, ta servante sur terre, qui renoncera à ses désirs afin de mieux Te servir. Je m'écraserai devant Toi, et je ne saurai Te contredire ; car je serai Ta volonté. Je serai l'humble esclave de Tes désirs, à jamais. Accepte-moi, Seigneur, et fais de moi ce que Tu voudras. 

Je ne questionnerai pas Tes paroles. Je reconnais Ta divinité comme Toute-Puissante. Tes décisions ne me paraîtront peut-être pas toujours juste, mais je ne puis pas douter. Tu es universel ; par définition, tout ce que Tu décides est vrai. Je tuerai quiconque Tu me désigneras, j'irai jusqu'à décimer des peuples entiers si Ta voix me l'ordonne. Je ne serais plus que Ton ombre vengeresse.

En échange, Seigneur, Tu me donneras Ta puissance ; celle de parler en Ta voix et d'agir en Ton nom. Je serai Ton Élue, et moi seule pourrai l'être. Je n'échouerai pas, tout comme la main des dieux ne saurait trembler. Je serai sans faille ; et jamais je n'hésiterai.

Tu m'as désigné vingt-et-un compagnons ; ce qui reste d'eux je prendrai. Il me devront obéissance afin que je puisse mieux Te servir.

Tu es et Tu seras à jamais mon unique Maître. Je te jure fidélité sur mon âme et sur celles du défunt Prochain. Je ne saurai faillir à ma tâche ; si cela m'arrivait, je mourrai instantanément.

En ce moment Tu m'écoutes, je sens Ton souffle sur ma peau ; Tu entres en moi et Tu m'entoures ; et surtout Tu prends possession de ces charbons ardents. Qu'il en soit ainsi ; je T'offre mon sang.

Et, levant ses prunelles vides vers le ciel, Hannah fendit la base de sa paume d'un coup de dague. Elle présenta sa blessure sanguinolente au feu, des gouttes en abondance tombèrent et firent trembler les braises tout en ravivant la fumée. Elle se sentait si puissante qu'elle en ignorait la douleur. La poudre d'or d'Haars Besoor formait un tourbillon autour d'elle, l'étouffait, entrait par ses moindres orifices et lui tenait lieu de paupières. Puis, au milieu des ténèbres, un œil s'ouvrit. Son iris était plus brûlant que le soleil.

C'est bien, souffla la voix. Tu es venue à moi. Enfin. Je t'attendais, Hannah. La Prophétie est prête à s'accomplir.

Et le tourbillon disparut, ravalé par le vent. Un nouveau sifflement de la nature vint éteindre tout à fait le feu rituel, ne laissant derrière que des cendres couvertes d'un sang noir.

Hannah posa son front sur le sol, s'aplatissant à demi dans l'herbe. Elle étira les bras et se mit à réciter des psaumes et des prières avec autant de prières que si sa vie en dépendait. Elle resta ainsi plusieurs heures encore, jusqu'à ce que la soif dessèche sa gorge au point qu'elle peinait de plus en plus à parler. Alors elle enfonça un doigt dans sa blessure et se fit souffrir pour montrer une nouvelle fois sa dévotion. Lentement, elle releva la tête, sans plus jamais lever les yeux vers le ciel – elle montrait ainsi sa crainte et son respect pour son maître. Elle donna un coup de pied dans les pierres qui entouraient le foyer et répandit les cendres de son feu. Avec le sang qui s'écoulait encore de sa blessure, elle traça un Sawkar à l'aveuglette, pour marquer la mort de la prisonnière du Bagne et son entrée dans une vie nouvelle.

Elle se releva complètement, et, sans plus se retourner, elle reprit le chemin en sens inverse. Ce fut seulement lorsqu'elle fut aux abords de Crowfordvillage qu'elle commença à sentir toute la douleur qu'elle s'était infligée à la main, le sang qui avait ruisselé le long de son bras, et qu'elle sentit peser sur ses épaules tout le poids supplémentaire que lui apportait son serment. La tête lui tourna et elle vacilla ; mais cependant elle ne dévia pas du chemin. Elle continua droit devant elle, car elle savait qu'elle ne pouvait pas se permettre de flancher.

Elle avait un destin à accomplir. Et une prophétie.





Les Gardiens de l'Œil (Les XXIs, livre II)Tahanan ng mga kuwento. Tumuklas ngayon