Chapitre XVIII

294 49 8
                                    

XVIII

Un violent coup sur la partie gauche du crâne.

Ce fut la dernière chose dont Hannah se souvint avant le noir complet. Des ténèbres insurmontables, d'où seules émergeaient des vagues de douleur depuis l'hématome qui prenait lentement forme sur le sommet de son front. Et puis ses paupières lourdes qui refusaient de s'ouvrir...

Quand elle se réveilla, elle voulu se redresser ; sa tête pendait dans le vide et elle était dans une position étrange. Ses poignets lui envoyèrent des décharges douloureuses. Elle avait beau essayer de se déplacer, seule de nouvelles souffrances lui répondaient. Au moins, l'horrible rire glaçant de S. M. avait disparu. Elle ne tarda pas à comprendre, à la noirceur ambiante au milieu de laquelle elle était plongée, qu'elle devait être dans un cachot, sans doute dépourvu de fenêtre. Elle était debout au centre de la petite pièce, les genoux ployant sous la fatigue et sous son propre poids devenu trop lourd pour elle ; et surtout ses deux bras étaient suspendus en l'air par de lourdes chaînes. Elle ne pouvait pas avancer sous peine de finir écartelée, et les crampes que ses membres lui renvoyaient déjà ne promettaient pas de s'améliorer.

Ses cheveux lui pendaient sur le visage et une partie d'entre eux étaient coagulés en une masse informe et croûteuse qui la grattait beaucoup – sans doute du sang. Sa tête tournait, elle avait mal ; elle laissa ses paupières se fermer à nouveau dans l'espoir de rêver un peu et de s'échapper de l'enfer souterrain où elle était littéralement enchaînée.

Mais maintenant qu'elle était réveillée, elle ne pouvait plus se rendormir. Elle souffrait trop, elle était dans une position bien trop inconfortable pour parvenir à s'envoler aussi facilement. Alors elle flottait dans les nébuleuses d'un demi sommeil, et elle devait bien s'en contenter.

La seule source de lumière était au ras du sol, à un mètre d'elle – c'était une mince fente sous la porte qui laissait passer l'éclairage du couloir de cellules. De là filtraient également quelques voix qui semblaient résonner dans l'obscurité entourant Hannah.

– Qu'est-ce qu'on va en faire, à ton avis ? disait le premier des deux hommes en faction devant l'épaisse porte.

– Qu'est-ce que j'en sais, moi ? C'est qu'une gamine, après tout. T'es sûr qu'elle est pas ici par erreur ? J'ai entendu les collègues dire qu'elle avait essayé de pénétrer dans le palais par l'entrée principale de front, comme ça. C'est peut-être simplement une étrangère...

– C'est une XXI, abruti ! Moi, j'pense qu'on va en faire de la purée.

– De la purée ! Qu'est-ce que tu me sors, toi ? Si t'as faim, tais-toi, ça vaudra mieux.

– Mais non, c'est toi qui est beaucoup trop innocent. Tais-toi toi-même. On va lui couper les doigts ou un truc comme ça. On va lui faire des entailles dans les jambes, la saigner gentiment comme une petite truie à saucisson, et après il paraît qu'elle sera fusillée.

– Alors pourquoi tu me demandes, si tu l'sais déjà ?

– Boh, t'énerves pas pour rien, Hutt ! 'Faut pas prendre la mouche. On en a encore pour quelques heures avant la relève, commence pas à me faire la tête.

– Justement, quelques heures, c'est long. T'aurais dû prendre un snack ; d'abord la purée, puis le saucisson : tu ne trompes personne.

Soudain son collège déverrouilla le guichet de la porte et le fit coulisser dans un grand raclement de bois. Les deux hommes regardaient Hannah en ignorant que derrière ses paupières closes, elle entendait et écoutait toute leur conversation. Le second agita sa torche pour mieux l'observer.

– Oh, fais gaffe ! s'écria Hutt. Tu serais foutu d'aller nous mettre le feu aux murs.

– Mais tais-toi donc ! s'énerva l'autre. Elle est plutôt bonne, dis donc.

Il s'approcha encore, la flamme léchait le grillage du guichet. Hannah commençait de plus en plus à trouver son apparence insupportable. Les hommes étaient-ils incapables de penser à autre chose qu'à cela ? Non, il ne fallait pas qu'elle juge l'ensemble d'un groupe sur les quelques spécimens de fond de cave sur lesquels elle était tombée.

Le dénommé Hutt ouvrit lentement la porte avec le double des clés qui pendait à sa ceinture. Le battant racla contre le sol.

– Qu'est-ce que tu fous ? S'emporta son collègue entre ses dents.

– Chut.

Hutt mit un pied à l'intérieur de la cellule noire, approchant encore un peu sa torche du visage d'Hannah. Voyant qu'elle était toujours endormie – du moins en apparence – il tendit la main et lui effleura la poitrine. Elle ouvrit grand les yeux et projeta sa tête en avant en poussant un rugissement de bête. Par réflexe, l'autre recula, effrayé encore plus que surpris. Il referma immédiatement la porte et boucla fébrilement la serrure.

– Tu crois qu'on doit signaler ? souffla-t-il.

– Mais t'es bête ou quoi, Hutt ! Tu veux vraiment qu'un Homme en Violet sache que tu t'amuse à toucher les prisonnières de haute importance ? En ouvrant leur cellule, en plus ?

Haute Importance. Mmm.

Hannah sourit intérieurement. Il lui sembla que où qu'elle aille, elle finissait par être une prisonnière privilégiée. En un certain sens, cela lui donnait de l'importance. Mais elle aurait apprécié que cette marque de « prisonnière importante » n' implique pas d'être torturée. Soudainement, elle eut envie de rire, de faire exploser ses pensées en moqueries amères et de glacer au passage le sang de ses immondes gardiens.

Elle se retint, mais elle était comblée. La vie l'avait endurcie ; et même si elle se sentait proche de la mort, elle ne voulait plus appréhender. S. M. pourrait faire d'elle ce qu'elle voulait, elle ne saurait rien. Elle masquerait sa souffrance à venir jusqu'à son dernier souffle, et peut-être bien que la reine en mourrait un peu aussi – Hannah pouvait lire dans sa voix qu'elle avait besoin d'entendre les implorations et les gémissements de ceux qu'elle terrassaient pour vivre. Elle s'en abreuvait et s'en servait pour calmer ses nerfs. C'était ce besoin réel qui la poussait ainsi à la cruauté – ainsi qu'une immense et démesurée soif de pouvoir et de puissance.

Qu'il en soit ainsi ; Hannah mourrait en silence, avec l'air d'une bienheureuse. Elle ne lâcherait pas un cri, pas un aveu. Ce serait sa revanche sur la vie.

Elle sourit d'un air terriblement cruel qui se perdit dans la nuit factice de son noir cachot.



Les Gardiens de l'Œil (Les XXIs, livre II)Where stories live. Discover now