Chapitre XXXVIII

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 XXXVIII

Elle courut, courut, jusqu'à ce que ses poumons la lacérèrent de l'intérieur, jusqu'à ce que ses côtes brûlent et jusqu'à ce que sa gorge devienne aussi sèche que du papier de verre. Alors elle s'effondra au milieu d'un champ, pantelante, inspirant désespérément tout l'air qu'elle pouvait emmagasiner, son visage rougi et ses genoux plantés dans la terre légèrement humide.

Les échos des explosions et des cris bourdonnaient encore dans ses oreilles. Ils venaient la hanter. Elle était horrifiée par ce qu'elle avait fait, par les conséquences de ses actions inconsidérées. Pourquoi ? Pourquoi avoir participé à la mise en place de ce guêpier ? Par vengeance ? Et pour se venger de quoi, exactement ? Certes, les Fuyards ne l'avaient pas vraiment acceptée de bon gré, mais elle était la seule à avoir choisi de rester au Bagne. Qui était le véritable coupable ? Le destin ? Il y avait-il même une chose telle que le destin ? Pourquoi fallait-il toujours chercher un coupable ? Était-ce pour cela que les Hommes avaient inventé Dieu, afin de se donner bonne conscience ? Pourquoi fallait-il qu'elle se pose toujours autant de questions ? Pourquoi, toujours pourquoi. Elle cherchait des raisons inexistantes. Il n'y avait jamais de réponse.

Elle soupira. Il lui restait une certitude en ce bas-monde : Haars Besoor était bien réel. Mais était-il vraiment Dieu ? Il n'avait jamais prétendu présider au destin du monde des humains. Il régnait, certes, et il était la force majeure de la Nature, mais il n'avait pas de rapport avec les destinées globales ou individuelles. Ces dernières étaient encore une invention des Hommes pour justifier leurs fins, pour trouver un coupable à maudire quand ils étaient mécontents de leur sort.

Toi... Toi... Maudite... gronda soudain une voix déformée par une rage sourde, noire à un point tel qu'elle était palpable. C'étaient des rochers monstrueux qui roulaient en s'entrechoquant dans des fracas célestes ; c'était le plus puissant des tonnerres, qui fendait les cieux par son seul tremblement. Des nuages épais grommelaient au-dessus de sa tête ; après les tourments humains, elle aurait à affronter les terribles reproches d'un autre monde.

Que t'ai-je dit ? Que t'ai-je dit et répété ?

La voix déchaînait des vents violents qui tourbillonnaient et hurlaient autour d'Hannah. Elle devait s'accrocher et gratter la terre du bout des doigts pour ne pas être projetée de tous les côtés.

Je suis le Suprême, Hannah ! Tu ne peux pas me désobéir !

Le son lui déchirait les tympans. Elle plaqua ses mains sur ses oreilles, elle écrasa son front sur le sol ; mais les mots semblaient venir de l'intérieur de son crâne.

Tu crois que tu souffres depuis que S. M. t'as torturée, n'est-ce pas ? Tu ne sais rien encore de ce que je peux te faire endurer. J'ai été bien trop indulgent envers toi. Tu n'es pas digne des honneurs qui te sont faits. À tel point que le 14'5, ce sera sans doute Maïke qui sera révélé comme l'Élu. Lui m'est fidèle, lui sait qu'il faut me craindre et m'obéir ! N'espère pas implorer ma pitié. Je t'ai déjà offert une seconde chance, et tu as tout ruiné, au point que je me demande si je n'aurais pas eu mieux fait de te tuer. Mais je ne reviens pas sur mes décisions. Je pourrais apaiser ta douleur, je pourrai te remettre sur pieds. Je pourrais te rendre la chair qu'on t'a arrachée. Tu n'imagines pas l'étendue de mon pouvoir. Mais tant pis pour toi ; tu ne la connaîtras pas dans le bon sens. Tu as mené tes compagnons à leur perte de ton plein gré, tu les a fait exterminer contre mes ordres. Et bien, soit, tu vas subir le châtiment céleste !

Les vents la plaquèrent au sol, les genoux et le front plus profondément encore en terre. Un tourbillon remonta brusquement et un nuage épais et noir se forma. Il s'ouvrit en deux, et l'ombre d'un instant, la forme d'un œil de braise et de feu y apparut. Puis un lourd éclair fendit le ciel et vint s'abattre sur le dos de Hannah. Ce n'était pas de la simple foudre ; c'était un éclair épais et continu qui s'intensifiait en pénétrant un peu plus dans chacun de ses membres.

En un instant, elle n'eut plus assez d'oxygène pour crier et hurler sa souffrance. Elle laissa échapper un son étouffé de désespoir, semblable au dernier souffle d'un mort par strangulation. Ses yeux s'écarquillèrent et sortirent de leurs orbites, inondés de pleurs. Mais surtout, la douleur était inimaginable. Sa chair brûlait et semblait se déchirer intérieurement tandis qu'on tirait chacun de ses nerfs avec des pinces aiguës et rouillées trempées dans du sel et du citron. Ses os paraissaient se dissoudre sous les courants électriques qui la parcouraient. Et par dessus tout, sa colonne vertébrale était comme fracassée à coups de hache tandis qu'on enfonçait des aiguilles et des couteaux en fusion dans sa moelle épinière. On l'écartelait, on la marquait au fer rouge, on la rouait, on la brûlait, on lui brisait les jambes – elle ressentait tous les supplices humains à la fois. Un mal de tête cuisant la projetait au bord de l'inconscience tandis que des marteaux frappaient inlassablement son crâne et ses hanches.

Elle avait souffert beaucoup durant sa vie ; elle avait été torturée par des gardes dans des prisons infâmes, par Monsieur Redcross, par le Docteur Hudson, puis par S. M. et les Hommes en Violet ; jamais pourtant elle n'avait eu aussi mal, jamais pourtant ses membres n'avaient semblé aussi proche de l'implosion et du déchirement total que maintenant.

Elle ne comprenait pas comment elle pouvait encore souffrir tant la douleur était forte. En cet instant, où ses rétines brûlaient de l'intérieur tandis que des larmes désespérées perlaient au bord de ses paupières, elle ne souhaitait qu'une chose : la mort, la délivrance ultime. La fin de son existence dépourvue de sens, ou plutôt, la fin d'un long calvaire.

Elle ne parvenait presque plus à réfléchir, tout se mélangeait et était absorbé par les maux. Ses pensées n'avaient plus d'autres sens que de former des cris de douleur pure. Elle tendit un bras tremblant vers le ciel.

Par...

Tout en elle hurlait, elle ne parvenait pas à formuler le seul mot qu'il restait dans son esprit avant d'être ravalée par le tourbillon noir de sa souffrance. Alors elle puisa tout ce qu'il restait en elle, et cette pensée dévora son crâne tout en résonnant contre ses parois :

Pardon... Mon Maître... je vous jure de...

Et, n'y tenant plus, elle s'évanouit.

***

Elle s'éveilla l'esprit embrumé et les paupières lourdes. Elle se surprit à être encore en vie ; elle avait cru que les atroces tourments qui l'avaient dévorée étaient le passage dans l'autre monde. Alors elle se redressa doucement – et un instant plus tard, la douleur s'éveillait dans ses muscles, cuisante et déchirante. Elle pesait sur chacun de ses membres, incrustée profondément dans ses os et ancrant ses griffes acérées dans la peau de sa victime. Hannah gémit faiblement, de nouvelles larmes perlant au coin de ses yeux. Ses vêtements avaient étés déchirés par l'impact et elle sentit la peau de son dos, déjà couverte de cicatrices, brûlée et flétrie.

Non.

Elle planta fermement ses poings dans le sol. Elle ne céderait pas ; elle ne céderait plus. Elle sentait enfin la vérité, une force qui coulait au plus profond d'elle-même. Haars Besoor ne l'avait pas tuée. Cela aurait été trop gentil envers elle, cela l'aurait soulagée d'un poids, et au final, elle en aurait été reconnaissante. Il la connaissait décidément très bien ; plus que cela, il la comprenait. Il n'avait montré aucune indulgence, mais cela signifiait également qu'en dépit des apparences, il y avait encore de l'espoir. La compréhension, c'est presque de la tolérance ; et la tolérance la conduirait au pardon.

Elle savait ce qu'elle devait faire. Dans son subconscient, au plus profond d'elle-même, dans cette part de son âme qu'elle avait fermé, elle l'avait toujours su. Son atroce tourment avait été la clé qui lui ouvrait peut-être enfin la voie du devoir. Elle se devait de reconquérir son maître. Elle ne pouvait pas perdre face à Maïke. Il était certes fidèle au Suprême, c'est pourquoi elle n'avait pas l'intention de le tuer – mais il n'en demeurait pas moins un imposteur, et son ennemi.

Elle s'appuya sur ses bras frêles et pâles pour se relever, et chassa momentanément la douleur par l'inébranlable nouvelle force de sa volonté. Elle savait exactement vers où se diriger, comme si une boussole était tapie dans son ventre.

Le Bagne était bien plus au nord, droit devant elle.

N'hésitez pas à me dire ce que vous en pensez !

Les Gardiens de l'Œil (Les XXIs, livre II)Where stories live. Discover now