Chapitre VII

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VII

Hannah prit une grande inspiration puis expira douloureusement. Elle était couchée sur son lit de l'auberge des Quatre Nuits, et posait ses yeux vides sur le plafond. Elle était terriblement lasse. Un soudain frisson presque instinctif la fit se dresser ; l'instant d'après elle sortait dans la ville fourmillante. Elle avait besoin d'extérieur, de sensations, de paix, d'espace pour réfléchir sans pouvoir être tranquille.

Pourtant elle enfouit son visage sous sa capuche – elle ne tenait pas à être reconnue pour autant –et avança au hasard des rues. Les rumeurs du marché bourdonnaient au loin, des passant se pressaient, la bousculant tantôt, la contournant parfois. On sentait les fruits de mers dont l'odeur s'était incrustée dans le bois des étals, et l'air piquant était réchauffé par le souffle des commerçants et de leurs clients. Crowfordvillage paraissait un grand être humain transi de froid et à qui la joie simple d'une bonne bière et de quelques poissons tenaient lieu de couverture. Il avait froid, il était seul, et pourtant il riait, entretenait des conversations, et buvait toujours assez pour entretenir la rougeur de ses joues rebondies.

Elle se décida à rentrer dans ce qui lui sembla,  au bruit et à l'odeur d'alcool, une taverne. Elle serra la lettre d'Örka dans sa poche pour se donner du courage, comme elle avait un peu trop pris l'habitude de le faire. À nouveau, elle souffla profondément pour tenter de visualiser l'espace. En ce concentrant, elle repérait les obstacles des hommes assis autour des tables et parvint à les contourner pour poser ses deux mains sur le bois lisse du comptoir. Une grosse femme joufflue en tablier jaune, aux cheveux gris coiffés en bataille dans un chignon peu soigné, s'approcha d'elle.
– Bière ? s'enquit-elle.
– Non, ce serait juste pour un service, répondit Hannah sans laisser place à la discussion, croyant bien réussir à vaincre ses instincts timides. Mais j'ai de quoi payer.
– Ici, quand La Bourrue demande de boire, on boit. Bière ?
– Une petite, alors.
–  Une petite ! Mais c'est toit la petite ! Allez, va pour une chope de bière. C'est ma tournée pour les habitués !
Un petit groupe de poivrots rougis au fond de la salle l'acclama. Elle posa violemment un grosse chope en bois débordante de mousse devant Hannah.
– Bois, petiote. Je t'écouterai quand t'auras fini.
Hannah but à contrecœur. Les bulles mousseuses du faux col lui pétillaient aux lèvres et le breuvage un peu tiède, mais le goût était agréable et la sensation chaude de l'alcool – dont elle n'avait vraiment pas l'habitude ; elle en avait seulement goûté un peu dans les prisons de la capitale – lui réchauffa le poitrine. Elle termina sa chope avec lenteur et difficulté, puis la reposa doucement.
– Une autre ? lui lança La Bourrue.
– Non. Je voudrais que vous me lisiez une lettre. En privé.
– Tu ne sais pas lire ? C'est avec tous ces impôts, que tes parents ont pas pu t'envoyer à l'école, hein ? C'est bien triste, parce que c'est pas très courant, dans vot' génération.
– Pas de questions inutiles.

Elle soupira. Décidément, elle n'était pas faite pour être grande criminelle;

– Je savais lire, à une époque. Je suis aveugle, si vous voulez tout savoir.

Elle ôta sa capuche avec défi et résolution à la fois pour exposer à la lumière ses yeux pâlis. La Bourrue resta bouche bée.

– Mais... Par l'cul de S. M. ! T'es l'aut' sur les affiches, là ! Celle ousqu'il y a cinq cents livres d'récompense.

Abrutie. Abrutie ! se reprocha sévèrement Hannah. Tu te laisse emporter trop vite ! Comment veux-tu survivre si tu te trahis constamment toute seule ? Puis, se reprenant : C'est le moment de montrer que tu vaux quelque chose.

– Oui, c'est moi, sur les affiches au dehors. Je ne vous demande p...

– Nom de Dieu ! Viola Hier ! Cette fois, tournée générale. Si S. M. veut ta peau, alors La Bourrue et ses poivrots vont t'aider. Pas vrai, les gars ?

Les Gardiens de l'Œil (Les XXIs, livre II)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant