Chapitre XXXIV

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 XXXIV

Le soleil s'était couché, sa lumière intense fondant à la cime des arbres avant de s'estomper sur les nuages.

Le feu était allumé dans la Rétine, ses longues lames flamboyantes défiant les cieux dans des volutes de braises. Les Fuyards étaient attablés autour d'un mouton rôti, et Hannah avait retrouvé sans beaucoup d'effusions ceux qu'elle avait quittés trois mois auparavant. Örka étant occupée avec Maïke, elle avait fait plus ample connaissance avec Judi, la petite femme aux cheveux blond vénitien presque franchement oranges, et à l'apparence timidement frêle. Hannah pouvait pourtant palper sa force cachée ; on la sentait au moindre contact avec ces mains d'apparence si enfantine.

– ...mais connu mes parents, disait Judi. J'ai été abandonnée à la naissance, j'ai grandi dans un abominable orphelinat religieux. Je me suis très vite enfuie et j'aime autant ne pas trop parler de ce que j'ai fait entre ça et être tombée sur vous. En bref, rien de très glorieux, des petits trafics et... des choses avec mon corps. Je pense que nous avons le même genre de vécu, en définitive. Enfin, vous, vous avez des enjeux. À aucun moment vous n'arrivez à la case « quel est le sens de mon existence ? ». J'espère qu'avec le temps, je parviendrai à mieux m'intégrer et donc à posséder le même but dans la vie que vous. C'est toute cette histoire de prophétie, c'est ça ?

Hannah hocha la tête et Judi rit doucement.

– Tu n'écoutes rien, pas vrai ? Au moins, tu fais très mal semblant. C'est pas comme les autres gens ici – je vois bien que je ne les intéresse pas. Des fois, j'ai l'impression que personne ne me comprend. Je sens un perpétuel creux dans la poitrine, un gouffre immense et un poids terrible tout en même temps -pendant une fraction de seconde, j'ai l'illusion d'en être débarrassée, mais il revient toujours plus pesant et plus écrasant encore. D'habitude, je ne dis rien à personne. Je souris juste. Je ne sais vraiment pas pourquoi j'ai l'impression que je peux tout te dire. Mais je ne veux pas qu'on passe la soirée à parler de moi – qu'est-ce qu'il t'es arrivé ? Pourquoi tu n'étais pas avec eux ?

– Je n'ai pas vraiment envie de passer toute la soirée à parler de moi non plus.

– Je vois...

Il y eut un silence. Hannah se concentrait sur le goût fort du mouton qui pénétrait ses papilles – elle n'avait vraiment pas l'habitude de manger de la viande. Elle aspira le jus de cuisson avec bien peu de grâce mais beaucoup de délice. Judi, moins enthousiaste et plus maniérée, piqua quelques baies du bout de sa fourchette.

– Comment vois-tu le futur ?

– Mon... mon futur ?

– Tu ne comptes pas fuir pour le restant de tes jours, quand même ? Il faudra bien prendre ta vie en main. Te donner un sens, t'établir, devenir quelqu'un... Je te connais depuis très peu de temps, mais j'ai le sentiment que tu peux changer le monde. Certains personnes ont un véritable tempérament et une volonté de fer. Rien ne leur résiste. Ce sont eux qui modifient nos vies, qui nous dirigent et nous influencent. Et je sais que tu en fais partie. Tu as beau de taire, je perçois celle que tu essaies de cacher désespérement. Et là, même si tu fais sembler de ne pas me donner beaucoup d'attention, tu es en train de réaliser que j'ai tout à fait raison. Alors, Hannah, cesse de te cacher, de ruminer ton passé, de t'éterniser sur tes erreurs – va de l'avant, relève la tête vers la lumière, et tu découvriras qui tu es vraiment.

L'interpellée se tourna en direction de la voix. Ces paroles venait de la frapper d'un grand coup ; elle resta silencieuse un moment.

– Vraiment ? murmura-t-elle, presque timidement. Judi, je ne te comprends pas. Tu m'as à peine rencontrée, et déjà tu places bien trop d'espoir en moi. Je ne suis pas celle que tu crois. Tu serais bien déçue, si tu savais.

Les Gardiens de l'Œil (Les XXIs, livre II)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant