Chapitre X

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X

– Hannah... murmura Örka, et sa voix se perdit dans le souffle du vent.

Elle avait senti comme un vif pincement entre les côtes, et elle savait que quelque chose n'allait pas. Elle ressentait une partie de la souffrance de son amie perdue, et cela la désespérait encore un peu plus. Elle ne pouvait rien faire, elle ne pouvait en aucun cas aller la chercher ; elle n'avait aucune idée de sa situation géographique, et elle savait que Hannah était encore plus dans l'ignorance. Alors quoi ? Elles devaient se contenter de souffrir et de sentir la souffrance de l'autre ? Elles devaient compter sur la probabilité qu'elles se croisent par hasard ? Elles devaient faire comme si de rien n'était ? Örka n'avait pas l'habitude de se poser des questions en boucle et de vivre sans réponses comme sa meilleure le faisait au quotidien. Ce vide la frustrait.

Elle et les quinze autres Fuyards avaient reprit leur marche ce matin-là ; ils étaient sur un chemin qui, pour l'instant, passait au milieu d'une épaisse forêt. Cela faisait longtemps maintenant qu'ils marchaient le jour et ne s'arrêtaient que brièvement pour la nuit.

La forêt était noire, ses hauts arbres semblaient attirés par le ciel pâle ; le sol était un amas de déchets organiques luisants de givre. Les troncs étaient rêches et hérissés de branches piquantes ; tout dans ses arbres à demi morts pour l'hiver était repoussant. Örka soupira ; ce n'était pas dans le paysage qu'elle trouverait du réconfort.

– Maïke... commença-t-elle.

Presque immédiatement, elle sentit des doigts fermes glisser sous sa chemise et effleurer sa peau. Une grande main, dont le contact était terriblement familier, se referma autour de sa hanche, et Maïke l'attira contre lui.

– Où va-t-on ? s'enquit-elle avec un petit air inquiet tandis qu'il lui soufflait dans le cou avec un air fier. Quand nous arrêterons-nous ?

– Je n'ai pas plus de certitudes que toi, Örka. Nous nous arrêterons quand nous aurons beaucoup marché, qu'il fera nuit, et que nous trouverons un coin à peu près correct pour dormir. Quant à notre destination... Je ne sais pas exactement. J'avance selon mon instinct. Quand j'y serai, je saurai que nous sommes arrivés. Tout ce que je peux te dire, c'est que nous nous dirigeons en quelque sorte vers la Prophétie.

– Que veux-tu dire ? La prophétie... mais... ce n'est pas...

– Pas maintenant, s'il te plaît. J'ai besoin de me concentrer pour comprendre la route à suivre. Ce soir, d'accord ?

– Je vois. Je te laisse à tes réflexions.

Elle se renfrogna, et il lui déposa un petit baiser sur le front pour la sortie de son humeur boudeuse. Elle releva la tête et il l'embrassa doucement – mais le cœur d'Örka n'y était pas.

***

Dans les plaines désolées de l'hiver, le vent s'était levé ; les rafales glacées fouettaient les visages et secouaient les quelques branchages noircis qui s'accrochaient encore au sol. Quelques traînées de poussière leur rentraient dans les yeux et les faisaient pleurer. Leurs joues rougissaient au fur et à mesure qu'ils marchaient sans pouvoir se réchauffer. Il continuaient d'avancer précautionneusement malgré le violent souffle de la nature qui leur faisait face, se penchant quelque peu pour mieux s'ancrer sur leurs pieds, ou s'accrochant les uns aux autres.

– Stop ! hurla finalement Maïke après des heures de ce lent calvaire, et pour être entendu par-dessus les hurlements du ciel. On va s'arrêter ici, pas le choix. Si on continue comme ça, on ne survivra pas jusqu'au bout de la route. Le soir est tombé, on va manger le strict minimum pour économiser nos réserves dans un premier temps, puis nous nous entasserons dans ce fossé –il est à peu près sec, et en avançant un peu, il y a un petit bosquet pour nous déguiser à tous les regards –et au moins, nous y serons à l'abri du vent. Allons, exécution !

Ses compagnons étaient prêts à exécuter tout ce qu'on leur demanderait, tant qu'ils pourraient se reposer. Ils ôtèrent avec bonheurs leurs sacs et leurs paquets de leurs épaules, et les disposèrent en tas derrière le large bosquet. Puis, un à un, ils s'allongèrent dans l'étroit fossé, s'enveloppèrent dans leurs vêtements et dans leurs quelques couvertures, et puis, par manque de place, se recroquevillèrent les uns sur les autres. Maïke, après avoir scruté une dernier fois l'horizon et les alentours, ne tarda pas à les rejoindre ; il vint près d'Örka, l'enveloppa de ses bras musculeux et la colla contre son torse tiède. Il s'endormit ainsi, le sourire aux lèvres et le bout du nez dans ses cheveux épars.

***

Le lendemain, comme tous les autres jours, ils reprirent leur marche. Ils parvenaient à peine à distinguer les journées les une des autres, tant elles étaient pénibles et monotones. Ce matin-là, le temps s'était calmé et le vent était tombé ; le soleil était revenu, mais il peinait encore à percer l'épaisse couche de nuages d'un blanc éclatant. Ils marchaient comme des cadavres font un pas de plus vers la tombe ; leur groupe entier semblait un long soupir. La route était harassante, et il n'y avait aucune possibilité de divertissement ; c'était simplement une épreuve de plus. Mais au moins l'air qui entrait dans leurs poumons ne filtrait pas à travers des barreaux ; au moins la sueur qui perlait à leur front résultait d'un effort fait pour eux-mêmes et non d'un labeur forcé pour une reine ingrate. Aussi les Fuyards ne perdaient-ils pas leur motivation, même par les temps durs ; et quelques fois, comme c'était le cas ce matin-là, des sourires discrets se dessinaient au coin des visages rosis de froid.

Maïke, quant à lui, semblait de plus en plus absorbé dans ses pensées. Il se détachait du groupe, toujours un peu en avant, et un voile obscurcissait ses yeux. Ce qui lui dictait ses pas n'appartenait pas à ce monde... Il voyait la route et le paysage comme une informe brume noire et insignifiante, percée seulement d'un long rayon rouge, qu'il suivait obstinément. Tout autour de lui s'enroulait l'ombre de Glaskar, et elle lui soufflait des mots à l'oreille.

Bientôt... Bientôt... Vous arriverez bientôt... Les efforts récompensés, la gloire... L'Élu... Rends-moi fier, mon fils...



Les Gardiens de l'Œil (Les XXIs, livre II)Where stories live. Discover now