Chapitre XLVIII

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XLVIII

Elle ne dit rien, elle n'attendit pas que quelqu'un parle pour elle. Rapidement, elle quitta la Rétine, son pas rendu encore plus puissant par le fardeau qu'elle portait. Son pied faisait trembler le sol jusque dans ses plus profondes racines. Le ciel était menaçant, d'épaisses couches de nuages y tournoyaient en diverses teintes de noir et de gris. Elles formaient de plus en plus comme un gigantesque œil de cyclone, bloquant totalement la lumière du soleil sur des centaines de kilomètres. En ce 14'5 de la Lune de Saur Saür, la nuit s'était faite sur l'Angleterre.

Hannah se hissa jusqu'à la colline surplombant la Rétine – ou plutôt, sur la colline qui surplombait le village originel. Elle le voyait non, c'était bien plus que cela, elle le sentait , ses champs d'or aux reflets irisés sous les couchers de soleil orangés, ses maisons aux toits de chaume, ses quelques ruelles de pierre lisse, et ses habitants pieux et souriants, qui avaient compris qu'il n'y avait pas de dieu en ce monde. Il y avait bien plus que cela, il y avait une force, il y avait Haars Besoor. Et elle aussi en était certaine, désormais.

Elle ouvrit les yeux. Devant cette forêt qui n'était qu'une illusion, sous le ciel immense au présage de mort, ce poids écrasant sur ses épaules et le vent balayant ses cheveux, elle se sentait maître du monde. Elle était pleine, elle était tout. Elle ne gouvernait pas la terre, elle devenait la terre. Aucun mot ne pourrait retranscrire cette sensation, aucun mot ne rendrait justice à cet autre façon de vivre l'être – l'accomplissement, le don de soi à la force suprême, l'abandon du corps aux forces subconscientes, sont d'autres manières d'exister. Et cela valait bien plus que sa vision, bien plus que sa liberté d'action indépendante. Elle inspira ; jamais le simple fait de respirer ne lui avait paru si profond. L'air qui s'insinuait dans ses poumons l'ancrait d'un nouveau flot d'énergie.

Un rai de lumière vint se poser sur elle, fendant l'épaisseur des nuées. Et, curieusement, à travers l'absence de couleur de son quotidien, elle se sentit éblouie. Puis, sans même qu'elle s'en rende compte, elle s'était remise en marche et le soleil était retourné s'enfermer dans sa prison de nuages. L'Angleterre était privée de sa lumière, dévorée par un cyclone qui, malgré ses tourbillons, ne happait rien, et Hannah Huckledown avançait d'un pas lourd, le dos courbé sous une pierre de deux tonnes.

Les campagnes défilèrent à nouveau. Si elle avait pu voir, elle aurait sans doute déjà mémorisé le moindre champ jusqu'à chacun de ses monceaux de terre sèche. Elle avait fait ce chemin tant de fois, et pourtant jamais elle ne l'avait fait sans avoir l'estomac retourné par la peur ou l'angoisse, jamais elle ne l'avait fait avec majesté et puissance.

Les paysages assombris se succédèrent. Ses pas pénibles et lents faisaient frémir les sentiers – et pourtant, elle avançait à une vitesse fulgurante. En deux heures, elle approchait à nouveau de la capitale, et ne faisait pas mine de lâcher son fardeau.

Les rumeurs parcouraient Londerplatz, et dans les quartiers du bas, les émeutes grondaient. La ville était plongée dans un crépuscule perpétuel, les nuages se rassemblaient en une forme surnaturelle, et l'on disait que la reine avait été tuée. On demandait des preuves, des explications, des solutions, et rien ne venait. Pour ne rien arranger, on ne connaissait rien de la situation en Allemagne.

À Buckinghamsplace, Varvadon était si débordé qu'il n'avait plus le temps de regretter ce qu'il n'avait ni fait ni dit – il ne se laissait même pas le temps de se rappeler ce corps tiède aux formes rondes généreuses, car il ne voulait pas se laisser sombrer dans un gouffre de désespoir sans fond. Il n'avait pas besoin qu'elle soit là pour lui dire de sa voix sèche qu'il ne lui servirait à rien de même penser au trône, et qu'il aurait plus vite fait de déjà s'agenouiller pour le successeur qu'elle s'était sûrement déjà choisi. Il soupira. Il n'y avait jamais cru, il n'avait jamais espéré avec beaucoup de sincérité – il aurait grandement préféré qu'elle ne meure pas. Pour l'instant, il pouvait encore se figurer qu'elle était encore là ; mais il ne tarderait pas à être complètement perdu.

Les Gardiens de l'Œil (Les XXIs, livre II)Where stories live. Discover now