Chapitre IX

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IX

Le lendemain matin, Hannah se leva de bonne heure. Elle sortit sans un mot, sans même tourner la tête vers Clarisse – et de toutes façons, elle n'avait aucune raison de tourner la tête vers cette femme détestable qui refusait obstinément de la croire et n'avait fait que son métier, en étant largement assez payée pour cela.

Elle traversa la ville morte, froide et silencieuse. L'air lui-même semblait d'humeur grave, le ciel était encore assombri et rougeoyant à l'horizon. Elle gardait la tête droite et avançait toujours dans la même direction. Son instinct la guidait. A travers ses yeux d'aveugles, elle visualisait la route comme une longue ligne de lumière dans un monde bleuâtre et remplit d'un vaste brouillard. Tout était laid et triste ; elle continuait fixement vers son objectif, mais le cœur n'y était pas. Elle avait chassé ses pensées, rejeté toute réflexion ; elle marchait sans même songer qu'Örka pourrait bien être au bout du sentier. Cela lui rendait certes le chemin plus morne, mais au moins elle ne nourrissait pas d'inutiles faux espoirs ; et cette marche aveugle et silencieuse la rendait puissante, comme un souffle qui viendrait lui gonfler la poitrine et lui faire briller les pupilles. Elle ressentait dans chacun de ses membres une pulsation nouvelle, une plénitude simple et rare à la fois. Elle sentait d'agréables décharges la traverser.

Le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt.

Ç'avait beau paraître stupide au premier abord, elle le comprenait sans raison particulière, comme une vérité incontournable.

***

Le soleil commençait à monter dans le ciel, pâlissant pour devenir plus éblouissant, effectuant sa courbe quotidiennement, et réchauffant les quelques restes de neige qui faisaient s'agglutiner l'herbe sur le bas-côté. Hannah sentait le réconfort que lui amenait l'astre chaleureux tandis que ses vêtements sombres concentraient lentement la chaleur, et avançait avec d'autant plus de détermination.

Elle était arrivée dans un bois ; sentant l'espace ouvert autour d'elle se resserrer pour former comme des murs, elle avait tendu les bras pour palper à droite et à gauche les environs, et les branches sèches venaient frôler son visage et ses doigts. Elle marchait toujours aussi fixement ; enfin elle sentit une ouverture de l'espace ; elle comprit qu'elle était dans une clairière et s'arrêta. Immédiatement, elle tomba à genoux. Il n'y avait personne d'autre qu'elle, l'endroit était désert. Elle enfonça désespérément ses doigts dans la terre dure.

Les Fuyards avaient été ici, elle en était certaine.

Elle sentait comme des serres couvertes d'huiles s'enfoncer dans son cœur, comme un serpent s'enroulant autour de ses tripes ; ils avaient été là, à l'endroit même où elle se tenait, elle le sentait avec tout son corps. Leur odeur, leur empreinte, tout l'entourait. Elle entendait leurs rires emplis de liberté dans ses oreilles ; ils répétaient son nom et la poussaient à hurler. Ils étaient partis. Pourquoi l'attendre ? Ils étaient une meute, après tout, et n'avaient aucun besoin d'elle.

Elle traversa l'herbe encore légèrement enneigée, tâtant le sol à pleines mains. Oui, c'était absolument sûr. Les preuves physiques vinrent encore appuyer ses certitudes instinctives. Ils avaient vécu et mangé ici. Des restes d'os, du bois taillé, un cercle de cendres et de pierre pour y faire un feu... Elle avait trop attendu ; il était trop tard. Elle les avait manqués ; elle avait raté son opportunité, elle n'avait pas saisi sa chance, et maintenant... Qui sait si elle les retrouverait jamais ? Qui sait s'ils voulaient même être retrouvés ?

Elle s'affala dans l'herbe humide et resta là longtemps, les yeux dans le vague. Tout était de sa faute. Ou était-ce celle de Maïke ? Elle se prit à désespérer de n'avoir pu rejoindre les Fuyards. Mais l'avait-elle jamais voulu ? Elle n'en savait plus rien. Non, les Fuyards ne lui importaient pas le moins du monde ; elle aurait même pu se réjouir de leur perte, car après tout, elle était l'Elue, et elle pouvait arriver seule à la Prophétie... Non, elle se moquait de toutes ces bêtises, de cet Œil qui n'existait même pas. Et Haars Besoor ? Qu'est-ce que c'était que ça, Haars Besoor ? Sa vie n'était qu'un tissu de mensonges, d'oublis, de servitude... Elle ne comprenait rien ; parfois on l'appelait, parfois on la rejetait, et désormais elle était à la fois fuie et pourchassée. Elle ne voulait plus de mystère, elle aurait voulu pouvoir tout comprendre. Elle n'avait plus de volonté, si ce n'était que retrouver Örka. Elle enfouit son visage dans la terre. Elle les détestait tous d'être partis sans elle. Certes, la première, c'était sa décision ; mais elle n'avait jamais été la bienvenue, et ce, simplement parce qu'elle était seule dans son couloir. Elle voulait qu'ils meurent. Qu'ils meurent tous. Elle ne sauverait qu'Örka. Elle seule méritait un peu d'attention.

Örka... soupira-t-elle en elle-même. Il n'y a plus qu'elle qui compte, et je ne la retrouverai jamais. Je suis un fardeau inutile à ce monde perdu. Où est ma force, si j'en ai jamais eu une ? Comment espérai-je vaincre S. M. si je ne crois plus en rien, si je n'ai plus l'énergie de tenir sur mes jambes, si je suis désespérément seule ?

C'est ta solitude qui fait ta force. Tu es bien plus puissante que tu ne le crois. Tu as été choisie ; par conséquent tu n'as plus de choix à faire, et tu n'as aucune question à poser. Tu feras ce que tu dois et tu ne questionnera ni ta nature, ni la mienne. Tu auras foi en moi ; je t'ai faite aveugle pour que tu puisses voir en ma lumière et ainsi parler en mon nom.

–Qui... qui parle ? s'enquit soudain Hannah.

Elle s'en voulut immédiatement, d'autant plus que ses paroles résonnèrent étrangement à ses oreilles et accentuèrent son impression de solitude. Cette voix n'était que le fruit de son imagination. Elle venait d'elle-même, elle faisait vibrer chacun de ses membres, elle rebondissait contre les parois de son crâne. Une voix qui était partout...

Ce n'est pas parce que toi seule peut m'entendre que je n'existe pas. Aurais-tu la prétention de me croire irréel ? Tu n'as pas la vision ; comment pourrai-je me montrer à toi ?

– Qui es-tu ? Par pitié, dis-moi que je ne deviens pas folle.

Tais-toi donc, tu t'empêches de voir clair. Mon Œil t'illuminera, Hannah. Je t'ai faite pour amener mon règne parmi les hommes. Tu ne me crois pas ? Je pourrai te transformer en poussière si je le voulais ; je suis l'or, je suis la lumière, je suis la force suprême. Je n'ai qu'un Œil, pur comme l'Or et modelé de feu ; je n'ai qu'une voix, qui ne parle que pour mon unique Messie. Lui-même a encore seize compagnons des vingts que je lui avais préparés, qui se rallieront dans son ombre quand je l'ordonnerai. Car ma puissance est universelle.

A travers le blanc scintillant et noir à la fois, totalement dépourvu de couleur, qui avait depuis longtemps remplacé la vision chez Hannah, elle distinguait vaguement un tourbillon de poussière d'or et de sable. Et à travers celui-ci, un instant, elle vit un œil. Un œil enflammé dont le regard la brûlait. Elle avait mal à la tête, l'œil était apparu une fraction de secondes, comme un souvenir qui lui glissait entre les doigts.

Elle ferma les paupières ; quand elle les rouvrit, tout avait définitivement disparu. Plus de voix, plus de trouble, rien que l'uniformité de sa cécité. Elle n'avait plus rien à faire, plus de but immédiat. Mais sans savoir pourquoi, elle se sentait comme liée à cet endroit, comme si ce sol froid était une partie d'elle-même, et elle ne pouvait se résoudre à partir. Elle effleura la terre comme si en la caressant, celle-ci lui révèlerait ses secrets. Finalement, elle soupira et s'allongea dans l'herbe, en cultivant ce qui lui semblait un gouffre dans sa poitrine, et qui était en fait le vide intérieur de sa solitude.

Désolée pour le retard ^^ Je suis actuellement en Mongolie et j'ai très peu de temps...


Les Gardiens de l'Œil (Les XXIs, livre II)Where stories live. Discover now