46. Grace

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« Everyone, deep in their hearts, is waiting for the end of the world to come. »

Haruki Murakami – 1Q84

(Tout le monde, au plus profond de son cœur, attend la fin du monde.)




Septembre 2001, New-York.

Un mouvement inhabituel dans le salon trouble mon sommeil. Après dix minutes à tourner en rond, à la recherche des bras de Morphée, la curiosité prend le pas. Je m'arrête à la porte du couloir pour écouter ce qu'il se passe. Le volume du téléviseur n'est pas à fond mais à en croire les cris des personnages, les filles regardent un film de guerre.

— Oh mon dieu, s'exclame la voix tremblante de Nancy, la deuxième tour est touchée, on devrait la réveiller.

Il est presque dix heures, selon ma montre, que fait elle ici à cette heure ? Elle devrait être au conservatoire. Après réflexion, Nevada aussi devrait être en cours, pas en train de regarder un film.

— Non, laisse la dormir un peu. Qu'elle pense que ce monde va bien encore quelques heures...

Le ton de Nev est grave. Elle qui la joue blasée à devant chaque scène dévastatrice, ça ne lui ressemble... Une nouvelle explosion se fait entendre à la télévision, mais cette fois, j'ai l'impression que le sol aussi a vibré.

Je me précipite dans le salon, devant la fenêtre la plus proche. Le ciel est gris, loin du ciel bleu qui a point le bout de son nez ce matin avant que je ne me couche. Les filles se sont tournées en sursaut vers moi.

Je n'entends que deux mots : tours jumelles. À la télé, des images catastrophes d'immeubles en feu remplacent d'un nuage gris le centre d'affaires. La tour nord du World Trade Center, que j'ai quittée ce matin est réduite en cendres.

Le gris du ciel n'est pas comme les autres. Mes genoux, qui m'ont soutenue dans des sauts périlleux, faiblissent. Ma vision troublée m'empêche de lire les gros titres en bas de l'écran. La présentatrice de la NBC rapporte les nouvelles à une vitesse effarante. Pas le temps de faire le point, un avion fonce sur les tours intactes sur des images qui tournent en boucle. Les fenêtres sont fermées, mais j'aurais juré que ça sent le brûlé dans l'appartement.

— Gerald, soufflé-je.

Nev se précipite à mes côtés. Elle me guide vers le canapé. Caresse mes cheveux d'une main tremblante. Sa voix grave n'était qu'un bouclier face à sa terreur.

— Il y a eu un accident.

— Des attentats, la corrige Nancy durement.

— Des avions se sont écrasés contre les tours.

Gerald. Je me tiens le ventre, là où mon bébé grandit en moi. Je ne peux pas apprendre la nouvelle le même jour où je le perds.

— Vous avez des nouvelles de Gee ?

Nancy, qui, je le remarque maintenant, a les joues trempées et les ongles rongés, lance un regard effrayé à Nev qui fait un sourire contrit.

— Pas de nouvelles.

Je rassemble mes forces pour vomir au toilettes. Je manque de m'étaler au sol tant mon pas est mal assuré. Nev m'a suivie, elle me tient les cheveux, comme la dernière fois.

— Et Chris, demandé-je entre deux explusions.

Des larmes naissent dans ses yeux. Je ne l'ai jamais vue pleurer. Enfin, pas comme ça. Pas en ayant l'impression que le monde va s'arrêter de tourner. Les hommes sont devenus fous, ils s'entre-tuent parce qu'ils n'en peuvent plus de la misère de leur propre vie. Sans me rincer la bouche, je prends ma meilleure amie dans mes bras.

— J'ai peur.

La dernière fois qu'elle a serré ses bras autour de moi comme ça, nous faisions le même constat. Le monde va mal. Nous allons mal. C'est avec Nev que je braverai vents et tempêtes, alors que les deux tours du monde s'écroulent sur nous et sur nos proches.

Un fracas nous sépare. Gerald fonce entre nous, la peur et la colère l'anime. La seconde d'après, je suis dans ses bras, il sert comme s'il m'avait perdue. Je le sers et promets de ne jamais le lâcher. Dieu merci, il est en vie. Deux mois sans lui et une vie pleine de mensonges auront suffit à me ramener à celui qui est mon monde. Il sent la cendre et le bitume, ça ne m'empêche pas de le humer au cas où je devais me souvenir de son odeur.

— J'ai cru que...

Ma voix se coince. Il aurait pu... Il était si proche. Dire qu'un monde sans lui aurait pu exister, alors qu'il est mon monde...

— Je vais te greffer ton putain de téléphone sur ta main, me jure-t-il au bord des larmes. Ne pas t'entendre me répondre était plus dur que d'être enfermé dans cette putain de tour.

Un nouveau flot surgit. Sa chemise est arrachée, ses cheveux et ses sourcils sont envahis d'une poussière grise, sa peau n'est plus tout à fait de la même couleur, ses yeux ne sont plus tout à fait les mêmes. Alors il y était. Alors il était encore plus proche de l'enfer. Alors il aurait pu mourir et tomber sur mon répondeur. Il aurait pu mourir sans que je n'entende ses derniers mots.

— Mon Dieu.

Il a une écorchure au coin de l'œil. Il répète qu'il va bien, je n'entends que mes prières. Il aurait pu ne pas aller bien. J'aurais pu le perdre. J'aurais pu le perdre. J'aurais pu le...

Je redouble de force pour le serrer contre moi, dans cette petite salle de bain new-yorkaise, à quelques pas du massacre, ici, la vie est plus belle qu'ailleurs. Ce n'est pas mon téléphone que je veux greffer à moi, mais lui que je ne veux plus quitter. Je le hume, le touche, le sens. Tous mes sens impriment un souvenir de Gerald maintenant qu'ils savent qu'ils auraient pu l'oublier.

— Je t'aime.

Je n'arrive plus à respirer entre ses bras mais je suis sûre que s'il me lâchait, j'étoufferais. Je m'autorise à fondre en larme contre lui.

Quelques minutes plus tard, Christopher arrive. Il enlace sa copine qui est restée plantée dans la salle de bain. Il nous embrasse, son frère, moi et Nancy qui nous a rejoints.

La voir esseulée m'atteint. Ses mains tremblent, son regard est loin et personne n'est là pour lui dire que tout ira bien. Pire, celui qui est censé être là pour elle, me tient au plus proche de son cœur. Je me détache de lui pour aller vers elle. Je prends sa main, et quand elle m'y autorise, la serre fort dans mes bras.

— Ma mère m'a envoyé un message, prononce-t-elle faiblement.

Je saisis son téléphone, sans la quitter.

Je fais un détour au WTC, on peut déjeuner ensemble si tu veux. Bisous.

Le message vient d'être réceptionné, mais il a dû être envoyé plus tôt.

— Ça ne veut rien dire, tente de la rassurer Gerald.

— Bien sûr que si! Éclate-elle.

Elle s'en va, se réfugier dans sa chambre. Nevada et moi la suivons, laissant les deux frères seuls.

C'est la fin du monde, qui sauvez-vous ? À cette question nous avons tous notre triste réponse. La douleur de Nancy est plus que compréhensible. Personne ne s'est précipité pour la prendre dans ses bras alors qu'elle a découvert que sa mère est peut être dans la simulation de l'enfer sur terre. Et aucune de nous n'est capable de lui dire que tout ira bien. Parce que ce n'est pas le cas.

***

Qui l'avait vu venir ? Les dates donnaient un petit indice.

Plus que deux chapitres !

Are You Ready ?


Because of us ( TERMINÉE )Where stories live. Discover now